mardi 4 décembre 2007

Démons (2)

En continuant prudemment mes travaux d’archéologie autour des fondations de la table basse du salon, j’ai exhumé un autre penseur du postmodernisme1 qui ne le cède en rien à Jean-Louis Murat : Fredric Jameson. Imaginez un gars qui combine les démarches de Deleuze, de Barthes et de Foucault, dont il s’inspire, ainsi que de Sartre et d’Adorno, aussi à l’aise dans l’interprétation de Hegel que dans le commentaire du Blade Runner de Ridley Scott, ou d’une installation de Nam-June Paik… j’espère qu’il en a une toute petite, sinon c’est trop injuste pour les pauvres en esprits, et du reste je sens que vous l’aimez déjà. Condensons l’article trouvé dans Le Monde des Livres : “Contre les néo-positivistes pour qui le développement de la société de l’information et la mondialisation faisaient accroire que notre époque avait atteint une phase «postindustrielle», et que le capitalisme était désormais dépassé, pour Jameson, au contraire, nous nous situons au coeur d’un capitalisme plus puissant que jamais. Un capitalisme du «troisième stade» ou «tardif», qui se caractérise par une nouvelle division du travail mondial, «l’émergence des yuppies», de nouveaux types d’interrelations médiatiques, le triomphe de la «société du spectacle», etc… Cette configuration, qui se met en place au début des années 1970, demeure pour Jameson un «paysage» de cauchemar. Toute la culture postmoderne dans laquelle nous sommes embarqués exprime en effet une nouvelle vague de «domination américaine» qui a pour envers «le sang, la torture, la mort et la terreur». Alors que l’état du «mode de production» en est à la mise en réseau et à la saturation du monde humain par le marché, notre intuition de ce phénomène demeure confuse. Cela explique que ce règne soit de plus en plus perçu sur le mode de la conspiration mystérieuse, et c’est le thème central de “La totalité comme complot”. On aimerait y lire ce qu’il écrit sur le Vidéodrome de David Cronenberg (1983), à l’heure de la colonisation (Cronenberg aurait parlé de contamination) définitive de la vie sociale par la marchandise, mais ici c’est le Raideur’s Digest et cette chronique littéraire vivote déjà sur un tout petit crédit.

Avec “L’Archéologie du futur”, paru en 2005, Jameson s’interroge sur l’avenir de l’«élan utopique» dans une époque marquée par l’abolition de toute distance entre culture et marché, mais aussi de toute distance critique propre à forger un autre monde possible - ce dont l’anti-intellectualisme contemporain est selon lui la traduction. Cette fois, c’est l’évolution de la science-fiction qui lui sert de terrain. Jameson se demande pourquoi ce genre ancien porteur d’utopie, florissant dans les années 1960, a été peu à peu remplacé soit par un imaginaire dominé par la magie et la nostalgie médiévale (qui culmine avec le succès de Harry Potter), soit par le Cyberpunk. Il y voit le symptôme d’une idéologie qui évacue toutes les alternatives au capitalisme et par là même mine notre «puissance d’agir». C’est à la préserver que tend cette oeuvre, dont la richesse montre que le désespoir n’est pas encore à l’ordre du jour. Aussi postmoderne soit-il, l’intellectuel peut toujours l’interpréter. Mais aussi rêver de le transformer.”

C’est ce que je kiffe dans ce genre d’articles : une débauche de mots et d’effets spécieux plus sombrissimes les uns que les autres, faisant appel aux mânes des Grandes Lignées d’Intellos du Pléiostène pour justifier et mettre en garde contre le Crépuscule T’amer des Consciences qui s’Annonce, ambiance “la fin du monde a commencé avant-hier et j’y étais”, puis abruptement une phrase de conclusion toute platounette comme même France 3 n’ose plus en pondre à la fin de ses reportages, ” mais tout cela n’est pas grave, avec un peu d’entrain et deux doigts d’huile de coude, on s’en sortira” ou, comme le psalmodiait rageusement l’autre soir dans les couloirs d’une rédaction régionale un reporter saisi par le virus du cynisme, “devant l’ampleur de la catastrophe, une cellule psychologique a été mise en place !”

Ca donnerait presque envie de jouer les Cassandre anti-Cassandre, mais avec qui et dans quel but ? Serais-je en train de succomber aux sirènes de l’anti-intellectualisme décriées dans l’article ? Quand on coupe la tête d’un intellectuel, il meurt, la cause est entendue. Et ceux qui le lisent ne sont pas à l’abri d’une migraine persistante, pour ne rien dire de ceux qui se le cognent en pension. D’un autre côté, nous sommes tous construits par des croyances inconscientes pas plus retorses mais pas moins faciles à déboyauter (verbe inventé par ma fille pour décrire ce que le chat de la maison fait subir aux souris du quartier) que celles énoncées ici. Hier, il m’a fallu plus d’une heure et demie de course à pied pour réaliser à quel point j’étais persuadé que rien ne pouvait se faire par le corps. Sans cortex, j’aurais été bien embété pour en prendre conscience. Zblwux.

Ceci dit, le journaliste, peut-être dans un sursaut d’humour désacralisant, a écrit “l’intellectuel postmoderne peut l’interpréter, et rêver de transformer le monde” et non “peut transformer le monde”. Tiens, non, je croyais qu’il parlait du monde, et en relisant mieux, il ne parle que du désespoir, qui étant une posture à priori ne dit rien du monde, le journalisme postural répondant alors à la littérature éponyme.

Dans un monde où la productivité a pris le mors aux dents, Tintin et Milou se soulagent comme ils peuvent sur le monsieur de France Télécom qui venait leur proposer une connection 8 Mo (allégorie)

1le philosophe Jean-François Lyotard, prenant acte de la disparition des « grands récits » de la modernité (progrès, nation, sujet, oeuvre…) estimait en 1979 que nous étions entrés dans un univers « postmoderne ».

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