mardi 29 janvier 2008

Dém-onze (11)



Ca c’était d’la musique, bon diou !

Janvier c’est pas toujours un mois super-génial, même en imaginant Nicolas et Carla bien au chaud dans leur petit nid douillet, tout vibrillonants d’amour. On repart dans le passé, moins invivable, mais moins accessible. Aiguisé par un article dans Rock et Folk, ou électrisé par un morceau écouté clandestinement sous les couvertures chez Patrice Blanc-Francard ou Bernard Lenoir, qui officiaient nuitamment sur France Inter, affamé dès le lendemain matin de nouvelles claques acoustiques, on dépensait jadis tout son argent de poche en vyniles prometteurs, qu’on ramenait transi d’espoir d’une escapade en vélo au Mammouth de Palavas, mais il fallait parfois plusieurs semaines pour apprivoiser la galette, tant la première écoute pouvait s’avérer rugueuse et déroutante, nous élargissant sans pitié le paysage musical - soumis à cette époque à une expansion qui semblait ne devoir jamais prendre fin… mais on en voulait pour son argent, donc on relisait religieusement l’article prescripteur signé de Philippe Manoeuvre (qui ne s’était pas encore discrédité en passant à la télé) s’imprégnant jusqu’à plus soif de ses justifications autoréférentes, pour se persuader du bien-fondé de notre achat, et on remettait le disque sur la platine jusqu’à ce qu’il soit intégré à notre oreille et acquis à notre sensibilité, pour ne pas dire rallié à notre cause; car à 17 ans on écoute de la musique comme on brandit un étendard. Le mauvais haschich avait tôt fait d’ouvrir les portes de la perception sonore et d’extruder des paysages en 3-D et en temps réel, s’il vous plait (dix ans avant les premières images de synthèse, les images fixes de théières sur fond d’océan glauque qu’on découvrait à Imagina) à partir du premier sous-Pink Floyd venu.

Et puis avec l’âge et la technosphère vint le téléchargement et ses heures sombres, et pas uniquement pour l’industrie du disque, où l’on crut qu’on allait enfin pouvoir assouvir ses désirs insatiables, sans prendre garde à la contradiction dans les termes, on pensait pouvoir s’redilater à nouveau les horizons et pourquoi pas revoir s’ouvrir la Mer Rouge, ou à la rigueur ta mère noire, compensant le haschich perdu par la foi et la sensibilité musicale retrouvées… mais en vain, car en chemin on se perd complètement, et on se retrouve assez vite à servir la Machine, comme le chante Holden. (ou comme le Floyd, justement, le prophétisait dans Welcome to the Machine), et on maudit les rock-critics depuis longtemps vendus aux enseignes commerciales de continuer à nous le cacher, bien qu’à leur place on aurait fait pareil, d’ailleurs on avait la lâcheté, la médiocrité du mauvais musicien (celui qui ne travaille pas assez son instrument pour savoir s’il a un potentiel ou non) et l’aptitude à engranger des informations inutiles qui auraient fait de nous un excellent rock-critic au lieu d’être ballotés sur les océans de la vie, et rappelons-nous tous les disques qu’ils ont prétendus géniaux et qui se sont révélés n’être que la hype de la semaine, ils mériteraient qu’on les pende avec leurs boyaux aux grilles de la première maison de disques en faillite venue, heureusement qu’ils ont perdu toute crédibilité et qu’ils sont gaiement étrillés par une saine jeunesse, qui plus est féminine, et qui rappelle utilement les fondamentaux en des temps d’avant les rock-critics).

Allez, on remplace la presse spécialisée par la blogosphère, et on recommence, avec des jeux d’influences un peu plus élaborés que les injonctions à “acheter ce disque” mais le principe reste le même pour déclencher le buzz et stimuler le commerce défaillant, à coups d’agrégateurs et de flux RSS, et l’érosion/fractalisation du marché va aller s’accélérant. Quelqu’un qui vendra 150 exemplaires de son cédé sur son site web sera considéré à fort potentiel. Car maintenant que les disques ne valent plus rien (à produire dans de bonnes conditions, si, ça reste assez onéreux, mais à dérober à l’étal, franchement, c’est moins chiant que d’aller à la fnac, et un français sur deux télécharge, et le second n’aime pas la musique) et que l’artiste est relégué au rang de support de promotion pour tourneur de spectacle, maintenant qu’on peut se gaver de mp3 jusqu’à s’en faire péter les disques durs sans débourser un liard, on voit bien que la valeur qu’on attachait aux disques, et cette élévation sacrée qu’ils nous procuraient parfois, dépendait d’un rapport intime et cultuel avec l’objet, un rituel complexe (décrit en début d’article, ami égaré par mon slam saoulant) dont la mécanique semble à jamais endommagée. Et puis les journées n’ont que 24 heures, et la production de musique à priori intéressante excède largement les capacités d’écoute attentive de tout auditeur, tout comme l’accroissement incessant du volume de la production culturelle oblige l’amateur éclairé (et même son frère de lait l’amateur dans le noir pendant la panne EDF) à restreindre de plus en plus leur champ d’investigation.

Idem en sciences, ou dans n’importe quel domaine de la connaissance humaine, rappelons-nous l’idéal de l’honnète homme du 17ème siècle de savoir un peu de tout, il serait mal barré aujourd’hui. Essayez de lire Le Monde tous les jours, ou même Courrier International toutes les semaines, qu’on rigole. En tout cas, à céder aux sirènes du Moloch pire-to-pire, vient le jour où tout skeud ne fait que raviver d’anciennes réminiscences, où toute curiosité est morte, où la musique comme la littérature n’évoquent plus que “perte, tristesse, nostalgie d’un monde perdu, enfance brisée et faucheuse omniprésente” (snif) concepts qui peinent à faire vendre de nouveaux exemplaires de quoi que ce soit, à part peut-être des cercueils. On se sent un peu comme le gros bonhomme dans “Le Sens de la Vie” juste avant qu’il mange l’after eight fatal : on n’en peut plus, on regrette déjà, mais le pire reste à venir.



Commentaires

Impressive ! comme dit la voix-off dans Quake III lorsqu’on met en plein dans le mille au railgun. J’aime bien ton analyse.

Sinon, je trouve toujours aussi marrants tes coq-à-l’âne : on part de bon pied un froid matin de Janvier, on fait un petit coucou en passant à Carla et Nicolas dans un lit douillet, et l’on finit dans le resto chic du Sens de la Vie après avoir traversé en courant le cabinet de travail de Pic de la Mirandole. Qui croirait qu’on est en train de parler de musique et de sa consommation ?

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