lundi 25 mai 2009

Gloutonnerie apocalyptique

Chaque fois que je veux allumer le barbecue avec un vieux numéro du Monde datant d'un abonnement déraisonnable entre 2004 et 2006, pieusement archivé en piles dans une armoire du garage pour quand j'aurai le temps de les lire vers 2025, quand Internet sera tombé définitivement en rade, (quel pitch excitant pour tous ces cinéastes de science-fiction embarrassés depuis la Grande Panne de l'Imaginaire Qui Perdure Depuis Lors !) je ne puis m'empêcher de jeter un oeil au sommaire et ça ne loupe pas, je tombe sur des titres d'articles prometteurs, et là ce samedi midi c'est la grosse gâterie, Gloutonnerie apocalyptique signé par Russell Banks semble un billet d'humeur plutôt inspiré, dans le genre éditorial-coup-de-gueule-d'intello-de-gauche-respecté-par-ses-pairs sur l'Amérique évangéliste d'avant-Obama :
"Dans un article inédit pour « Le Monde des livres », l'écrivain américain explique comment la vision du monde séculière et temporelle des Etats-Unis a cédé la place à une vision religieuse intemporelle" ...au moins, si on le lit, on ne risque pas d'être volés sur la marchandise.
Bon, on n'est pas assez près géographiquement pour savoir si le glissement culturel qui motive ce billet d'humeur a changé, à en croire son auteur, le risque de voir la religion dominer la conscience nationale est plus que sérieux...et c'est vrai que quand on voit les fondamentalistes chrétiens, on a du mal avec la religion (je devrais peut-être mouiller ma chemise et reprendre "quand je vois les fondamentalistes, j'ai mal à la religion, c'est à dire à ce qui en moi tente de se relier au grand Tout quand il constate combien ses ressources sont faibles et insuffisantes) en tout cas la leur, et leur façon de se rasséréner/mortifier avec.
Il va de soi que la notre ne saurait être confondue, ni dans ses fins, ni dans ses moyens, avec la foi-sans-soif des évangélistes et autres prophètes auto-proclamés.
En tout cas ils ont bien brouté Russell Banks, mais la conclusion de l'article élargit son propos :
"Quand un groupe de primates supérieurs - chimpanzés ou gorilles - commence à manquer de nourriture, les mâles adultes sont pris de folie dévoratrice, de gloutonnerie apocalyptique. Ils engloutissent toutes les bananes et toutes les baies qui restent sur le territoire du groupe. Et quand il n'y a plus de bananes et de baies, ils envahissent le territoire de leurs voisins et s'en rendent maîtres par la violence. Nous, êtres humains, sommes une variété de primates supérieurs, et notre degré d'évolution ne nous garantit pas d'un accès de folie dévoratrice. Bien au contraire. La seule différence entre les chimpanzés et nous, c'est que nous avons inventé une théologie pour la justifier."
On se croirait à la fin d'un bouquin d'Henri Laborit, quand il laissait son côté Brice de Nice finir la partie, ou noyé dans les pages les plus dépressives du cours d'initiation à l'orthologique, dont je fus un des infortunés étudiants à la fin des années 70.
Allons bon.
A tout prendre, dans ce même numéro du Monde des Livres périmé depuis 2 ans, on vante les charmes d'un Jim Harrison (whisky, putes, spectre de la destruction et existentialisme) ou d'un William Vollmann (whisky, putes, trace indicible de Dieu et SDF), lectures qui me seraient peut-être d'un plus grand profit, les héros des romans de Banks ayant une forte propension à retomber du côté de la confiture tout en étant affligés d'une acuité intellectuelle qui ne les prémunit ni contre leurs malheurs réels ou imaginés ni contre le désespoir qui s'empare alors d'eux à l'idée qu'il va falloir se résoudre à survivre après la fin du bouquin.

Pendant tout le temps de ma lecture (au mépris du barbecue désormais relégué aux tâches adventices réservées aux besogneux, éternels subalternes de l'esprit) ma chatte se frotte contre ma jambe avec l'ardeur pseudo-câline et opîniatre de celle qui ne pense qu'à son ventre et au plat de merguez crues qui la nargue depuis la table de jardin et son mêtre cinquante d'altitude.
Elle me rappelle tout à fait moi quand je me frotte contre ma femme pour mendier ses faveurs.
Si j'étais down, et néanmoins doté des capacités d'expression littéraires de Russell Banks, je dirais qu'il y a aucune différence entre nous, j'expliquerais en abondants volutes à quel point notre sort est le même, et combien nous sommes promis à la ténèbre et au dépit, mais là, sans être particulièrement up, je suis simplement conscient de la situation globale, aware, ne serait-ce que du fait d'une hygiène de vie relativement saine et de n'entretenir aucun cadavre dans nul placard depuis un certain temps, et de plus il fait beau, les merguez s'annoncent délicieuses, et en plus je suis provisoirement du bon côté du manche de la boite de croquettes.
Y'a pas à dire, le pouvoir, ça aide, pour ressentir la compassion.
La gloutonnerie de ma chatte n'a rien d'apocalyptique, sauf à admettre qu'elle a compris que sa pancréatite qui remonte à deux mois, et son hépathite d'il y a deux jours, signent sa proche agonie et le début de la fin (le vétérinaire m'a fait comprendre à mots couverts que sans foie, la vie devient difficile) et qu'elle veut s'en mettre jusque derrière les oreilles avant de crever, bordel.
M'enfin, là on voit surtout les limites de l'anthropomorphisme.
La faim retrouvée après quelques semaines d'apathie alimentaire dûe à la maladie est aussi contraignante pour elle que la sexualité a pu l'être pour moi quand j'étais addict (je pense à l'histoire d'Hypatia d'Alexandrie racontée par Rita Levi-Montalcini dans Courrier International :"On raconte qu’un jeune élève d’Hypatia en devint amoureux. La philosophe lui montra alors un tissu taché du sang des menstrues. Elle lui dit : “C’est donc cela que tu aimes, mon jeune ami. Cela n’a rien de beau.”) et la pitié teintée d'amusement (et du refus de me faire harceler plus longtemps) me fait lui remplir l'écuelle d'une pâtée peu appétissante.
C'est peut-être aussi ce que ressent ma femme quand elle cède à mes avances envahissantes.
L'histoire ne le dit pas.
On n'est pas chez Russell Banks.
Kant à moi, je me contente de rester concentré sur ce que je puis me permettre en matière de réactions à ce que la vie me propose, mon degré de liberté étant assez réduit, même s'il est bien plus grand qu'il y a quelques années.
cf l'excellent et très récent article de Flo sur le karma.
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(restitué dans sa radicale altérité lors du Grand Ramadan Confiné d'avril 2020)
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10/06/2009
Lorsque nous parlons du karma, beaucoup de gens nous rétorquent qu'il n'y a rien de tel, que si ça existait ça se saurait, et que la plupart des événements sont le fruit de la chance ou du hasard. Nous n'allons pas gloser sur les causes karmiques éventuelles du crash de l'airbus A330, car même si nous étions omniscients, ce que nous ne sommes pas, tout ce que nous pourrions dire serait invérifiable pour le lecteur. Nous allons donc nous en tenir à ce qui est vérifiable par l'expérience immédiate, et qui peut donc constituer la base d'une pratique.
Le karma, c'est la loi de cause à effet. C'est donc l'endroit où notre liberté ne s'applique pas. On n'est plus "plus ou moins libre" : à un instant t, on est libre, ou agi. Afin de déterminer notre part de karma et de liberté, il nous suffit d'examiner notre esprit. Le karma se manifeste par exemple sous la forme de toutes les pensées automatiques que nous avons, celles qui défilent dans notre esprit sans que nous puissions les en empêcher, quand bien même nous le souhaiterions. L'instant de liberté, c'est l'instant précis où nous prenons conscience de ces pensées, en un éclair. Sur une minute, combien expérimentions-nous de micro-secondes de liberté ? Car chacun le constate, l'instant de la prise de conscience ne dure pas. Même si l'on s'essaie à le faire durer, les pensées recommencent à tourner, au sein même de notre soi-disant vigilance, preuve qu'elle n'est qu'un fac simile de la véritable liberté. Cette liberté, c'est l'instant de lucidité qui seul a pouvoir d'interrompre véritablement les chaînes karmiques, et qui se produit plusieurs fois par minutes chez l'individu au karma pas trop chargé, mais seulement quelques fois dans la journée pour nos grands-mères aux gouttes desséchées. L'équivalent de cet instant dans le sommeil, c'est le moment où le rêve devient lucide. Chacun conviendra que c'est assez rare, si cela se produit deux ou trois fois au cours d'une nuit, c'est déjà énorme. Tout le reste est karma, enchaînement à des situations qui ne nous laissent aucune liberté.
La caractéristique du karma, c'est qu'il n'est pas modifié par le désir de s'en débarrasser. Mais c'est déjà un résultat de le voir clairement, car peu s'en rendent véritablement compte.
Afin d'améliorer notre perception, nous pouvons essayer de méditer dans un moment d'agitation usuelle. Un examen honnête nous montre que nous sommes agis par une force qui ne dépend nullement de notre désir de l'arrêter. Au mieux nous la faisons changer de direction, comme un torrent qui rencontre un arbre. Si nous parvenons à rester en place pendant un certain temps, il se peut qu'elle se calme, à ce moment nous sombrons probablement dans la torpeur. Il s'agira de la même force, mais immobile cette fois. Une façon de mesurer cette force sous sa forme immobile, consiste à nous demandez ce qui nous empêche, lorsque nous sommes calmes et apparemment non perturbés, d'être dans l'amour divin. C'est une sorte de mur, ou de glu, quelque chose qu'il est impossible d'écarter d'un geste de la main. Songeons maintenant à ce qu'est notre journée. C'est la même chose, en pire. Si nous pouvons mesurer la force contraignante qui s'exerce sur nous dans les circonstances propices de la méditation, nous pouvons avoir une vague idée de ce qui s'exerce sur nous au cours de la journée quand nous n'y prenons pas garde.
Plus on observe clairement le phénomène, plus il est facile de déterminer les méthodes qui agissent réellement dessus, puisqu'on devient capable de mesurer leur effet. La présence d'un maître, par exemple, est très efficiente, car un maître a le pouvoir de remplacer nos vents contaminés par ses vents purs. En revanche, il a très peu d'influence sur la source de la contamination, autrement dit il faut rester de nombreuses années auprès de lui, du matin au soir, pour que le nettoyage soit important.
Pour nous pauvres occidentaux qui n'avons pas ce loisir, il nous faut soit envisager de mourir idiots, soit nous décider à pratiquer une sadhana digne de ce nom, c'est-à-dire incluant des méthodes efficaces.
Dans les moyens qui sont à notre disposition, il y a deux niveaux :
les méthodes du stade de génération, consistant à cultiver la dévotion pour un maître ou une divinité d'élection. Cette méthode est connue dans toutes les traditions, son inconvénient principal tient à ce qu'elle dépend de notre humeur, autrement dit de notre volonté bonne, ainsi que de notre inspiration. Autrement dit, si nous sommes en colère par exemple, celane fonctionnera pas. Il faudra commencer par des méthodes physiques, yogas ou prosternations, qui remettront un peu d'harmonie dans la circulation des vents. Il faut donc compter deux bonnes heures de pratique au total pour nettoyer une perturbation.
les méthodes du stade d'accomplissement, pranayamas et yoga de tummo, qui ont l'avantage de ne dépendre que d'un minimum de force physique (il ne faut pas être trop malade ou fatigué). Pour le reste, en fonction du niveau de pratiquant et du niveau d'agitation, 10 à 30mn peuvent suffire. Quand on mesure ce qui est enlevé en si peu de temps, c'est proprement miraculeux. Le second miracle, c'est que par la réduction du temps nécessaire pour obtenir un résultat - en l'occurrence le désengluement de toute pensée discursive -, il devient possible de l'appliquer à chaque nouvelle perturbation, ce qui permet de rester dans un état relativement clair tout au long de la journée.
Corrélativement, on n'identifie plus l'ego comme une sorte d'entité mystérieuse qui nous posséderait contre notre gré, mais simplement comme la somme de tous ces mouvements sur lesquels nous avons maintenant un moyen d'action, ce qui inverse totalement la perspective. Il ne s'agit plus de se tancer, de se sentir coupable, de se retenir, de s'obliger... Nous accédons à la perception claire que toutes nos humeurs, sentiments et "opinions" sont l'effet d'une contamination des vents, qu'il nous est possible de purifier. Sur le long terme, l'expérience nous montre qu'il est possible de déraciner nos vasanas les mieux enracinés simplement en approfondissant la méthode. Notre état se ramène à une question de diligence, rendue possible par la purification de nos tendances karmiques, et nous cessons progressivement d'être agis pour devenir acteurs de notre vie.

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