vendredi 23 janvier 2015

C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq

C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq, par Christine Angot


LE MONDE DES LIVRES | 14.01.2015

 Quand on m’a proposé, fin décembre, d’écrire sur Houellebecq, je n’ai pas voulu. Je n’avais pas envie de m’intéresser à lui, il ne s’intéresse pas au réel, qui est caché, invisible, enfoui, mais à la réalité visible, qu’il interprète, en fonction de sa mélancolie et en faisant appel à nos pulsions morbides, et ça je n’aime pas. Au lendemain des attentats, je me suis dit, tant pis, je vais dire ce que je pense. Je sais que ce n’est pas le moment de chroniquer Houellebecq. Mais je sais aussi que tout le monde y pense. Tout le monde a remarqué le carambolage des dates. Et quelque chose d’autre, de bizarre. Pas la question de l’islamophobie ou -philie. Je peux même comprendre qu’il ait envie de suivre les opinions mortifères générales, qui se situent à la crête des vagues, et qui permettent d’ignorer les fonds. Il observe les opinions, les synthétise, les interprète, et offre sa vision aux lecteurs qui la confrontent à la leur. Les articles ont commencé à pleuvoir. Positifs ou négatifs, ils avaient un point commun, les négatifs parlaient de ratage mais s’accordaient sur : c’est un grand écrivain. Un grand écrivain ne se contente pas du symptôme. Il part de la réalité visible, mais elle ne le satisfait pas. Après avoir creusé il tombe sur du vide, derrière une opinion il y a une autre opinion, un fantasme de plus, qu’on peut romancer, à partir des subdivisions sociales et mentales, forgées par les réseaux, les chiffres, avec comme seule conclusion possible vanité des vanités tout est vanité, ou je m’en lave les mains. Le grand écrivain se dit  : « Il doit y avoir quelque chose derrière il faut encore creuser, ou attendre, il doit y avoir un réel caché. » Houellebecq, lui, à partir du moment où il arrive à définir des types sociaux qu’il réduit à leur physique et à leur discours ça lui suffit, il les promène dans son dispositif comme des Playmobil, et c’est tout, le « bon vieil épicier tunisien de quartier ». Bon. Vieil. Epicier. Tunisien. De quartier. Vous croyez qu’il y a une seule personne qui corresponde à ce portrait ?
Dans ses livres, on est tous réduits à ça, à des choses. Ou à des animaux. A de la statistique sociologique. Mais on n’est pas obligé de s’y soumettre. On peut ne pas croire à cette religion-là. Un grand écrivain, après s’être aperçu que l’observation ne l’amenait que là, se dit qu’il va tout abandonner parce que c’est trop compliqué. Ensuite, il se relève. Il se demande ce qu’il y a derrière. Ce qu’il y a derrière la réalité visible c’est le réel. Et le réel c’est nous. Mais c’est le nous qu’on ne voit pas. Qui ne se trouve ni dans le miroir, ni sur l’écran, ni sur les réseaux sociaux, et pourtant c’est nous.
La réalité visible peut alimenter des fresques sociales ou des autofictions, la division n’est pas là, ce n’est pas un territoire qu’on se partage, c’est en profondeur que ça se passe. L’image n’est pas celle d’une surface, d’une carte et d’un territoire, ni de la surface plane d’un miroir où on se voit, mais d’un puits à sec sous la surface, dans lequel on s’obstine quand même à envoyer des seaux pour essayer de remonter quelque chose. Le sentiment que l’être a de son humanité. Voilà. Ce sentiment n’est pas dans le seau. Mais dans le fait de ne rien trouver et de ne pas s’y résoudre. De chercher encore. Et de finir par trouver un mini-indice qui n’était pas visible. Ça, Houellebecq ne le fait jamais. Non seulement il ne le fait jamais, mais il le détruit, il le raille. Il raille Mai 68, l’humanisme, l’antiracisme, la psychanalyse, les universitaires, ceux qui essayent de trouver quelque chose derrière la réalité, ceux qui se disent que l’humain ça doit exister, et pas besoin d’avoir recours à Dieu pour ça.
Si « la religion la plus con c’est quand même l’islam », comme il le disait en 2001, pourquoi la mettre au pouvoir ? Si DSK est un cochon, pourquoi en être amoureuse ? Pour montrer qu’on a bien réfléchi. Houellebecq ne fait pas de différences fondamentales entre chien et humain, animalité et humanité, regard morne de l’animal et regard de souffrance de l’humain. L’humain n’a rien de spécial. Les droits de l’homme pourraient être les droits du chien. Tout cela, selon un raisonnement qui se présente comme imparable, calme, et surtout : intelligent. Mais d’une intelligence qui se trouverait au-dessus de l’intelligence. Trissotin avait ce type d’intelligence. Bouvart et Pécuchet ne s’énervaient jamais. Ils avaient une capacité à discuter calmement. Et les médecins de Molière parlaient doctement. Le dialogue par article et livre interposés entre Carrère et Houellebecq est un modèle du genre. « Houiii très cher, on est un peu troublé, certes, au début, de ne plus voir de femmes en jupe, ni bientôt dans l’espace public, mais la France, houii houii, retrouve un optimisme qu’elle n’avait plus connu depuis les “trente glorieuses”. Houi houi c’est moi qui vous le dis, moi qui ai fait un livre sur la montée du christianisme religion orientale au départ, houi houi, appbsolument, appbsolument, houii. » Qu’il défende Houellebecq est normal, il fait à peu près la même chose en moins réussi, pour lui c’est une sorte de maître. Ils ne se soumettent pas à la littérature mais à la pente.
La veille des attentats, Pujadas sur France 2 : « Mais quand même, Michel Houellebecq, vous, que pensez-vous de votre narrateur, vous êtes d’accord avec lui ? » Réponse sur un ton aussi docte que désabusé : je ne sais pas, on ne sait pas, quand on écrit, on ne sait pas. On ne juge pas.
Comment ça on ne juge pas ? Comment ça on suspend le jugement ? Comment ça le roman c’est la suspension du jugement moral ? On le suspend à l’égard du roman, mais on est capable d’en juger les personnages. Quand on a fini le livre, quand on est sorti de la fiction et qu’on est revenu sur terre. Bien sûr que, comme un dessin satirique, un roman même plus ou moins cynique ne se juge pas sur le plan moral, et que s’il avait ce livre à faire il a eu raison de le faire. Mais l’auteur sait, aussi bien que le dessinateur, ce qu’il pense de ses personnages. Houellebecq : « Je ne sais pas, on ne sait plus, quand on fait un roman on ne sait pas. » Bien sûr que si on sait. C’est même tout l’intérêt. Comprendre. Faire comprendre. Sentir, faire sentir. Et pouvoir juger quand même.
Quand j’ai écrit Une semaine de vacances [Flammarion, 2012], je comprenais ce qui excitait le personnage masculin regardant sa fille candide de 13 ans nue devant lui, qu’il ait envie de l’humilier, je comprenais son plaisir, je l’écrivais, je le ressentais puisque je voulais le faire ressentir, ce plaisir d’humilier cette conne qui croit à la vie et à l’avenir, mais je trouvais ce personnage dégueulasse. Je savais quoi penser de lui, et de la société patriarcale qui rendait possible le viol par son père de cette jeune fille. Si chaque fois qu’on comprend quelque chose, on suspend le jugement, ça va devenir intenable. Comprendre, et, juger, il faut les deux en même temps.
La littérature travaille, sans passer par l’opinion, le rapport entre le réel et la pensée, la perception que chacun peut ressentir intimement du fait d’être un humain. Le but, à travers la littérature, n’est pas de nier l’humain ni de l’humilier. Le roman c’est la suspension du mépris. La société a des pulsions mortifères qui l’ont conduite à porter aux nues Marine Le Pen, Zemmour et Houellebecq, dans une suite logique, MLP, l’action, Z, le raisonnement, H, la rêverie, ça ne nous oblige pas à faire le même choix. On peut reconnaître que le discours est bien prononcé, MLP, bien envoyé, Z, bien écrit, H, mais s’apercevoir qu’il est blessant et le refuser. C’est dur de soulever la chappe. Il faut d’abord admettre qu’on est blessé. Déjà, ça, on n’aime pas. Quand je lis un livre de Houellebecq, je ne me sens ni mal à l’aise, ni influencée, ni choquée, ni sur un terrain glissant, je ne glisse pas, je suis blessée. Quelque chose me blesse, me fait mal. Ça ne me heurte pas, ça me blesse. Ça m’humilie. Quand je lis que le narrateur s’interroge sur une relation possible avec une collègue universitaire de son âge et se dit : « Que pourrait-il s’en suivre ? Panne érectile d’un côté, sécheresse vaginale de l’autre ; il valait mieux éviter ça », ça me blesse. Je lis ça et je me considère comme une femme ménopausée, c’est tout. Ou comme le bon vieil épicier tunisien de quartier. Je pourrais me dire « H fait l’impasse sur l’essentiel », mais non, je me sens ravalée à rien. A un tissu creux, desséché, sommé d’être fasciné par sa mort prochaine. Quand j’ai lu Les Cent Vingt Journées de Sodome, c’était dur, violent, difficile, mais je n’ai jamais senti que Sade cherchait à m’humilier. La description du système était sans complaisance, la lectrice que j’étais ne se sentait pas trahie par Sade, il ne me parlait pas comme à une chose, ou à un numéro. Avec H j’ai l’impression d’être un bout de chair affaissée, une merde. J’ai l’impression que je ne suis pas quelqu’un.
Soumission est un roman, un simple roman, mais c’est un roman qui salit celui qui le lit. Ce n’est pas un tract mais un graffiti : Merde à celui qui le lira.
Le narrateur remarque que chaque fois qu’il entreprend une relation avec une femme, celle-ci finit toujours par lui dire que ça s’arrête parce qu’elle a « rencontré quelqu’un », et il s’interroge : « Et moi, je n’étais pas quelqu’un ? » H veut nous mettre à nous aussi cette idée dans la tête. Que peut-être on n’est pas quelqu’un. Puisque l’humanisme le fait vomir.
H se trompe. Non, il n’y a pas de retour du religieux, c’est la fin au contraire, et c’est bien pourquoi ils veulent nous tuer. Non, les femmes ne rentreront pas à la maison, et c’est bien pourquoi il parle de notre « sécheresse vaginale » passé un certain âge et de l’affaissement de nos chairs. Non l’être humain n’est pas un produit, et c’est bien pourquoi il tient à le calibrer.
Céline n’aurait pas été Céline s’il n’avait fait que ses pamphlets, avec ses points de suspension. Dans ses grands romans il n’y a pas la moindre petitesse. Ses personnages sont tous quelqu’un.
Les attentats des 7, 8, 9 janvier sont une autre façon de dénier l’humanité à des gens. En subordonnant la notion d’humanité au respect du droit des prophètes sur leur image. En contrant l’idée qu’on se faisait de la communauté humaine. Groupe constitué d’êtres humains dont chacun est unique. En nous prenant en otages pour nous assigner à des communautés réduites. On n’arrive plus à être unique depuis que ça s’est passé. On n’arrive plus à dire qui on est. Des chiens, des humains, des Tunisiens, des policiers, des juifs, des femmes, des Arabes, on dresse des listes.
D’après le narrateur de Soumission, la littérature, art majeur de l’Occident, est en train de mourir. Il n’explique pas pourquoi. Houellebecq non plus. Ils le décrètent. Sous couvert de neutralité normcore, il dit dans son roman que si on fait barrage au Front national les Arabes vont diriger la France. Il serait allé au bout d’une peur et c’est ça qui serait génial. Une peur c’est creux, comme un fantasme, le travail de la littérature c’est de les détricoter. La littérature ne mourra pas, parce qu’elle est le lieu où la notion d’humanité, cette chose invisible, devient sensible, en même temps que l’insoumission qui en découle. C’est ça qu’on vient chercher dans un livre, le sentiment, réciproque, que quelqu’un qui n’a rien à voir avec soi est son frère humain.
Christine Angot

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