dimanche 21 février 2016

le mal par le bien (3) : les AA de Boston

"Si, dans un élan de charité ou sous la contrainte du désespoir, il vous arrive de passer quelque temps dans les parages d’un établissement de désintoxication subventionné par l’État, tel qu’Ennet House à Enfield, Massachusetts, vous apprendrez de nombreux faits exotiques.

Que le terme terrifiant que les Hispaniques donnent à la pulsion qui pousse les toxicos à replonger inlassablement est tecato gusano, qu’on peut interpréter comme une espèce de ver solitaire psychique impossible à rassasier ou à tuer.

Que les Noirs et les Hispaniques peuvent être aussi racistes, sinon plus, que les Blancs et qu’ils deviennent encore plus hostiles et plus désagréables quand vous vous en rendez compte et manifestez un relatif étonnement.

Qu’un paradoxe rarement évoqué de l’addiction à la Substance est : une fois que vous êtes suffisamment asservi à une Substance pour être obligé de cesser d’en prendre afin de sauver votre vie, la Substance asservissante est devenue si importante pour vous que le sevrage vous fait perdre l’esprit. Ou que, parfois, après avoir été sevré de votre Substance favorite afin de sauver votre vie, quand vous vous agenouillez pour vos prières du matin et du soir, vous vous retrouvez à prier pour qu’il vous soit donné de littéralement perdre votre esprit, à savoir de l’emballer dans un vieux journal, de l’abandonner dans une ruelle et de le laisser vivre sa vie sans vous.

Que certaines personnes ne vous aiment pas, quoi que vous fassiez. Que la plupart des citoyens adultes non toxicomanes ont déjà compris et accepté ce fait depuis longtemps.

Que, même si vous vous êtes cru extrêmement malin, vous l’êtes beaucoup moins que ça en réalité.

Que le Dieu des AA, des NA et des CA n’exige pas que vous croyiez en Lui / Elle / Ça pour qu’Il / Elle / Ça vous aide.

Que les alliances claniques, l’exclusion et les commérages peuvent être des formes d’évasion. Que la validité logique n’est pas une garantie de vérité. Que les méchants croient qu’ils ne sont pas méchants, mais que tous les autres sont méchants. Qu’il est possible d’apprendre des choses précieuses d’une personne stupide. Qu’il est difficile de rester attentif à n’importe quel stimulus pendant plus de quelques secondes. Que vous pouvez éprouver subitement le besoin irrépressible de vous défoncer avec votre Substance, si irrépressible que vous craignez de mourir si vous n’y cédez pas, mais que vous demeurez assis, les mains crispées sur vos genoux, la figure moite d’envie, voulant céder mais tenant bon, voulant tout en ne voulant pas, disons, et que si vous parvenez à dominer cette envie pendant toute la durée de la crise l’envie finira par passer, par disparaître – du moins pour un moment. Qu’il est statistiquement plus facile pour les gens à faible Q.I. de se débarrasser d’une addiction que pour les gens à fort Q.I.

Qu’il est possible de se droguer avec des médicaments pour le rhume et les allergies. Que le sirop NyQuil Vicks titre 25° d’alcool. Que les activités ennuyeuses deviennent beaucoup moins ennuyeuses, de façon perverse, si vous les faites avec application. Que si plusieurs personnes boivent du café dans une pièce silencieuse il est possible de discerner le bruit de la vapeur s’échappant des tasses. Que parfois les êtres humains doivent rester assis sans bouger et, disons, souffrir. Que vous êtes moins sensible à ce que les autres pensent de vous quand vous prenez conscience du fait que, la plupart du temps, ils ne vous prêtent aucune attention. Que la gentillesse pure, sans mélange, désintéressée, existe. Qu’il est possible de s’endormir pendant une crise d’angoisse.

Que la concentration intense sur n’importe quel sujet est ardue.

Que l’addiction est soit une maladie soit un trouble psychique soit un état spirituel (pour ne pas dire spiritueux) soit un TOC soit un trouble affectif ou comportemental, et que plus de 75 % des anciens des AA de Boston qui veulent vous convaincre que l’alcoolisme est une maladie vous font asseoir et écrivent devant vous le mot MALADIE sur une feuille de papier, puis coupent le mot en deux pour qu’il se lise MAL-ADIE, et vous regardent en espérant que cela déclenchera en vous une épiphanie aveuglante, alors qu’en réalité (ainsi que G. Day ne cesse de le répéter à ses conseillers) la mise en valeur du mot MAL dans MAL-ADIE est une analyse lexicale qui ne vous apprend rien, une non-révélation, et insipide par-dessus le marché.

Que la plupart des accros à une Substance sont aussi accros à la pensée, c’est-à-dire qu’ils ont une relation compulsive et malsaine avec leur propre pensée. Que le terme savant des AA de Boston pour désigner la pensée de type addictif est : Analyse-Paralysie. Que les chats souffrent de violentes diarrhées quand on les nourrit de lait, contrairement à une idée reçue. Qu’il est plus agréable d’être heureux que dépité. Que, dans une proportion de 99 %, la pensée des penseurs compulsifs a pour objet eux-mêmes ; que ces 99 % de pensée autocentrée consistent à imaginer des choses qui vont leur arriver puis à s’y préparer ; et que, bizarrement, s’ils cessent d’y penser, 100 % des choses auxquelles ils consacrent 99 % de leur pensée et de leur énergie pour les imaginer et se préparer aux contingences induites et à leurs conséquences ne sont jamais bonnes. Que tout cela est révélateur du désir, en début de sevrage, de perdre littéralement l’esprit. Bref, que l’activité cognitive dans votre tête consiste, pour 99 %, à tenter de se foutre les jetons en permanence.

Qu’aucun individu suffisamment asservi à une Substance pour souhaiter se défaire de son addiction et ayant réussi à s’en défaire, à rester clean pendant un temps, mais ayant pour une raison ou une autre replongé ne s’est déclaré satisfait de l’avoir fait, d’avoir replongé et de s’être ré-asservi ; jamais.

Que l’acceptation est surtout le fait de la lassitude.

Que les gens ont des conceptions radicalement différentes de l’hygiène personnelle de base.

Qu’il est, paradoxalement, plus plaisant de désirer quelque chose que de l’avoir.

Que faire une fleur à quelqu’un en secret, anonymement, sans que ce quelqu’un sache que c’est vous ni que personne d’autre sache ce que vous avez fait pour lui, sans essayer de vous attribuer la paternité de cette B.A. en aucune manière, est une forme d’addiction.

Que la générosité anonyme peut être, aussi, une évasion.

Que faire l’amour avec quelqu’un que vous n’aimez pas vous donne un sentiment de solitude plus profond que de ne pas l’avoir fait, après coup.

Qu’il est permis de vouloir.

Que chacun croit dur comme fer, en son for intérieur, sans l’avouer, être différent des autres. Ce n’est pas nécessairement pervers.

Que les anges n’existent peut-être pas, mais que certaines personnes peuvent néanmoins être des anges.

Que Dieu – sauf si vous êtes Charlton Heston, ou dérangé, ou les deux – s’exprime et agit par l’intermédiaire des êtres humains, si Dieu existe.

Que Dieu peut considérer la question de votre croyance en son existence comme tout à fait secondaire dans la liste des choses qui l’intéressent chez vous.

Que l’odeur du pied de l’athlète est nauséabonde dans le genre doucereux, tandis que celle de la moisissure sèche podologique est nauséabonde dans le genre aigre.

Qu’une personne – atteinte de la Mal/-adie – fait des choses sous l’influence de Substances qu’elle ne ferait pas en état de sobriété et que les conséquences de ces actes ne peuvent être ni effacées ni amendées. Les crimes et délits en sont un exemple.

Que les femmes chicanos ne sont pas appelées chicanas. Qu’il en coûte 225 $ pour obtenir un permis de conduire du Massachusetts avec une photo mais sans nom. Que la privation de sommeil volontaire est aussi une forme d’évasion dont on peut abuser. Idem pour les jeux de hasard, le travail, le shopping, le vol à la tire, le sexe, l’abstinence, la masturbation, la nourriture, l’exercice physique, la méditation/prière et l’habitude de s’asseoir si près du vieux TP DEC d’Ennet House que l’écran emplit tout votre champ de vision et que l’électricité statique vous chatouille le nez comme une moufle pelucheuse. (sans compter, selon certaines écoles intransigeantes de pensée en 12-Étapes, le yoga, la lecture, la politique, le chewing-gum, les mots croisés, le solitaire, les intrigues amoureuses, le bénévolat, l’activisme politique, l’adhésion à la N.R.A., la musique, l’art, le ménage, la chirurgie esthétique, le visionnage de cartouches même à distance normale, la loyauté d’un bon chien, la ferveur religieuse, la serviabilité constante, la manie constante de procéder à l’inventaire moral des autres, le développement d’écoles de pensée intransigeantes en 12-Étapes, ad infinitum ou pas loin, y compris les confréries en 12-Étapes elles-mêmes, au point que dans la communauté AA de Boston on se raconte parfois tout bas l’histoire de certaines personnes tellement avancées dans un sevrage intransigeant qu’elles se dépouillent d’une échappatoire potentielle après l’autre jusqu’à ce que, finalement, d’après la rumeur, elles finissent assises sur une simple chaise, nues, dans une pièce vide, sans bouger mais également sans dormir ni méditer ni s’abstraire, trop avancées pour supporter l’idée de l’échappatoire émotionnelle potentielle qui consisterait à faire quoi que ce soit, et finissent assises là, sans le moindre mouvement ni la moindre échappatoire jusqu’à ce que longtemps après on ne retrouve sur la chaise vide qu’une très fine couche de matière cendreuse blanc cassé que l’on peut faire intégralement disparaître avec une serviette en papier humide.)"

David Foster Wallace, " L'Infinie comédie".

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