lundi 18 décembre 2017

Décalages et Recadrages

C’est curieux, quand même, chez les marins, ce besoin de faire des phares, et mon obsession langagière pour les monologues expérimentaux qui, comme les histoires d’amour, finissent mal, en général. 
Je ne sais pas trop d’où ça me vient, mais je peux en partie l’inférer d’un démon familial que j’ai observé pour la première fois dans ses oeuvres chez mon grand-père paternel. 
Je devais avoir 12 ans, mon papi était confortablement installé dans son bureau de Créteil encombré d’objets d’art africain spoliés lors de ses lointains séjours au Dahomey et au Cameroun, et il était très affairé à rédiger sa correspondance professionnelle, je lui ai demandé ce qu’il était en train de faire, avec la candeur d'un enfant de mon âge.
« Je pisse du vitriol » m’a-t-il sobrement répondu, sans cesser d'écrire de l'autre main.

Mon grand-père aimait à travestir son identité,  et ce bien avant l'invention d'internet, qu'on dirait parfois créé expressément dans ce but, afin de faire rire ses anciens copains de régiment à gorge déployée.
Comme ici, par exemple, mon papi déguisé en J.G. Ballard, l’écrivain anglais spécialisé dans le dépistage des lésions dangereuses de l'inconscient collectif structuré comme un langage, mon papi ballardien immortalisé par le photographe dans sa célèbre posture de Vigie au bord de l’Immonde, qui avait choisi la science-fiction pour exprimer ses inquiétudes et lâcher la bride à son imagination apocalyptique.
Evidemment, n’étant pas nés de la dernière pluie acide, ses anciens copains de régiment ne s’y sont pas laissés prendre, parce qu’ils ont tout de suite reconnu le mur de briques de son pavillon en meulière(1), et puis aussi, l’identité usurpée révélait aisément ce qu’elle prétendait masquer : 
- Ballard ? attends voir… Ballard… évidemment c’était une allusion à peine voilée à la ligne 8 du métropolitain parisien communément appelée « Balard-Creteil » dans son tracé de 1974, ligne sur laquelle d'autres démons familiaux (avec réduction de 30% sur le prix du billet du fait de leur âge canonique ta mère) étaient tapis en embuscade, toujours prêts à accomplir leur hideuse besogne, puisque 25 ans plus tard, sortant du Salon "de la Bière, des Gonzesses et du Rock'n' roll" alors réservé aux seuls professionnels sur lequel j'effectuais une vacation audiovisuelle du côté de la station La Motte-Picquet Grenelle, vacation au cours de laquelle j'avais un peu forcé sur le jus de la treille, je m'engouffrai dans le dernier  métro en direction de Créteil où je résidais alors, avec la ferme intention titubante bourré comme un coing de la Pologne qui aurait quelque chose de Tennessee sur l'étiquette de la bouteille de Jack Daniels, ferme intention un peu fermentée et donc dérivante, de regagner mes pénates, et j'eus pourtant la mauvaise surprise de reprendre conscience à la station Ballard vers 2 heures du matin, terminus à l'autre bout de la ligne,  qui en avait deux dans son tracé de 1974, sous la pression insistante d'agents de l'hygiène et de la sécurité métropolitaines en fin de service commandé, désireux de savoir ce que je foutais là, ivre-mort avec un pantalon d'employé RATP soigneusement plié dans un sac plastique à mes pieds. 



Le côté obscur de la ligne 8 : 
Terminus Ballard, et sa Foire aux Atrocités

Par contre mon blouson de cuir et mon portefeuille manquaient à l'appel.
Si c'était pas un coup du démon familial, par delà le mur du Créteil-Soleil avec réduction de 30% sur les cadeaux de Noël, je veux bien être immédiatement empapi-outé puis dévoré par Cthulhu.
Mais ça nous emmènerait trop loin de notre absence de but initial, et bien malin qui démêlera le faux du faux dans cette histoire où tout est vrai.
Pour l'instant, j'ai 12 ans, et mon grand-père adoré pisse du vitriol. 
Et il a l'air de s'en réjouir.
On ne comprend pas tout quand on n'est pas encore formé. 
Quand on n'est encore qu'un stagiaire d'observation de la Vie.

Des fois on capte des trucs qui ne sont franchement pas de notre âge, et ça nous secoue un peu, d'autres fois il faudrait qu'on conscientise au lieu d'absorber sans trier, mais on n'a ni les filtres ni les codes.
Par exemple, quand j'étais jeune, je ne comprenais pas pourquoi j'attirais les vieux; je me suis fait harceler grave pénible par un éducateur spécialisé d’au moins 35 ans, puis par un prof de fac insistant, qui publiait Henri Michaux dans sa petite maison d’édition, Henri dont j’étais grand fan, qui m'a proposé l'Abott sans Costello un été où il m'avait engagé comme jardinier pour tronçonner son parc arboré, faut dire que j'étais pas mal quand j'étais jeune, j'avais pas encore une tête à faire de la radio, mais ça nous entrainerait trop loin de notre absence de but initial.
Maintenant, je comprends leur insistance et leur os tentation(2).
Mais c'est un peu tard.

en dehors des heures de service
où il pissait du vitriol,
mon grand-père savait aussi
s'amuser avec ma grand-mère.
Et mon pauvre papi, ce ballardien-qui-s'ignorait, finira sa vie en pissant du vitriol dans une poche plastique qu'il gardait jour et nuit dans celle de sa robe de chambre, souvenir douloureux d'un cancer de la prostate en phase terminale.
Et par rapport à l'évènement initial qui suscita le besoin compulsif de rédiger un nouvel article, ce n'est que quarante ans plus tard, alors que moi-même suis attaqué nuitamment par des attaques répétées de démons familiaux (avec réduction de 30%  carte vermeil en bandoulière) dans mon petit bureau d'Arkham avec vue sur ma mère morte, que je comprends le sens de la malédiction ancestrale.
Y'a des gens, y sont dans la bienveillance de père en fils, pendant des générations, sans que personne y trouve rien à redire.
D'autres avancent sur des chemins plus rocailleux, comme un vieux Blueberry trop bien recopié(3)

Ou Wilbur Mercer, le génial martyr jailli de sa boite à empathie
Quand ce fut son tour, à l'heure qu'il était au même âge, mon père a pissé du vitriol aux quatre coins de la famille, d'un geste machinal, en proclamant tout en remontant sa braguette que c'était sans intention de nuire, et que les autres frères Dalton l'avaient bien cherché.
Mais pour comprendre, faut être de la famille. 
Sans compter que pisser du vitriol, pour vous je sais pas, mais moi ça picote un peu. Ca brûle les conduits, même en rigolant très fort pour masquer la douleur, tout à fait légitime.
Et à quoi bon réveiller ces souvenirs nauséabonds et à l'oeil un peu vitreux, si ce n'est pas pour dénouer quelques noeuds sur la corde du karma familial sur laquelle ils ont été noués il y a bien longtemps ?
Et si c'est pas ça, alors c'est juste pour briller dans la haute société des 3 pelés, 2 tordus qui fréquentent ce blog, dans une mise en abîmé un peu macabre au niveau de la perche à selfishs ? 
Au lieu de t'atteler à finir le feuilleton sur la chaudière, Dieu et la clé USB, et les hypertéliques qui s'accumulent dans le tiroir à fausses manoeuvres ?

Après avoir passé ma bibliothèque au marteau-piqueur sans succès, j'ai remis la main virtuelle sur un texte d'Henri Michaux sur Internet, où en règle générale je trouve tout sauf ce que je cherche, et qui évoque bien tous ces phénomènes paranormaux auxquels les Mulder, Scully et Ghibellini sont confrontés depuis des générations d'archéologues de l'Improbable.
Je le mettrai en ligne 8 dès demain, parce que là, je suis un peu fatigué, et j'ai encore du boulot avant d'aller faire reposer mon cerveau dans le verre à dents. 


Le côté lumineux de la ligne 8 :

Terminus Créteil-Soleil,
et mon papi qui pisse du vitriol

dans son pyjama d'agent de la RATP



(1) et pourtant pendant le shoot photo il s’était répété le mantra « je dois penser à un mur de briques » avec une telle force mentale que celui-ci s’était imprimé sur la pellicule de son esprit, comme l’instituteur martyr de la cause alienophobe incarné par George Sanders dans Le Village des damnés, dans la version de 1960, parce que la version de Jean Charpentier, je ne l'ai pas vue j'ai eu trop peur d'être déçu par le refaisage.
(2) J'ai appris que l'amour est un os pas plus tard qu'hier.
Si vous pensez que je vais me géner pour colporter joyeusement cette nouvelle, au risque de la fracture ouverte, c'est mal me connaitre.
(3) j’ai entendu un jour Bigard, l’humoriste poids lourd qui en a dans le slip, dire qu’il avait fini par accepter que le soleil brille pareillement sur le Saint et sur l’enculé, mais que ça lui avait pris du temps. 
En plus, j'ai bien peur que l'Enculé bronze un peu plus vite, sinon ça n'en serait pas un.

1 commentaire:

  1. Je suis un jeune lecteur de votre blog, que je découvre par hasard en navigant sur internet en l’absence de mes parents, et je suis juste un peu épouvanté par les implications théologiques de ce que vous avancez. Des fois, des gestes simples, et dictés par le bon sens, sont de plus d'utilité que de travailler du chapeau comme ce monsieur Ballard.
    Par exemple, avez-vous tenté le dépistage du cancer colorectal de vos démons en leur enfonçant la perche à selfies dans le fondement ?

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