lundi 25 mai 2009

Gloutonnerie apocalyptique

Chaque fois que je veux allumer le barbecue avec un vieux numéro du Monde datant d'un abonnement déraisonnable entre 2004 et 2006, pieusement archivé en piles dans une armoire du garage pour quand j'aurai le temps de les lire vers 2025, quand Internet sera tombé définitivement en rade, (quel pitch excitant pour tous ces cinéastes de science-fiction embarrassés depuis la Grande Panne de l'Imaginaire Qui Perdure Depuis Lors !) je ne puis m'empêcher de jeter un oeil au sommaire et ça ne loupe pas, je tombe sur des titres d'articles prometteurs, et là ce samedi midi c'est la grosse gâterie, Gloutonnerie apocalyptique signé par Russell Banks semble un billet d'humeur plutôt inspiré, dans le genre éditorial-coup-de-gueule-d'intello-de-gauche-respecté-par-ses-pairs sur l'Amérique évangéliste d'avant-Obama :
"Dans un article inédit pour « Le Monde des livres », l'écrivain américain explique comment la vision du monde séculière et temporelle des Etats-Unis a cédé la place à une vision religieuse intemporelle" ...au moins, si on le lit, on ne risque pas d'être volés sur la marchandise.
Bon, on n'est pas assez près géographiquement pour savoir si le glissement culturel qui motive ce billet d'humeur a changé, à en croire son auteur, le risque de voir la religion dominer la conscience nationale est plus que sérieux...et c'est vrai que quand on voit les fondamentalistes chrétiens, on a du mal avec la religion (je devrais peut-être mouiller ma chemise et reprendre "quand je vois les fondamentalistes, j'ai mal à la religion, c'est à dire à ce qui en moi tente de se relier au grand Tout quand il constate combien ses ressources sont faibles et insuffisantes) en tout cas la leur, et leur façon de se rasséréner/mortifier avec.
Il va de soi que la notre ne saurait être confondue, ni dans ses fins, ni dans ses moyens, avec la foi-sans-soif des évangélistes et autres prophètes auto-proclamés.
En tout cas ils ont bien brouté Russell Banks, mais la conclusion de l'article élargit son propos :
"Quand un groupe de primates supérieurs - chimpanzés ou gorilles - commence à manquer de nourriture, les mâles adultes sont pris de folie dévoratrice, de gloutonnerie apocalyptique. Ils engloutissent toutes les bananes et toutes les baies qui restent sur le territoire du groupe. Et quand il n'y a plus de bananes et de baies, ils envahissent le territoire de leurs voisins et s'en rendent maîtres par la violence. Nous, êtres humains, sommes une variété de primates supérieurs, et notre degré d'évolution ne nous garantit pas d'un accès de folie dévoratrice. Bien au contraire. La seule différence entre les chimpanzés et nous, c'est que nous avons inventé une théologie pour la justifier."
On se croirait à la fin d'un bouquin d'Henri Laborit, quand il laissait son côté Brice de Nice finir la partie, ou noyé dans les pages les plus dépressives du cours d'initiation à l'orthologique, dont je fus un des infortunés étudiants à la fin des années 70.
Allons bon.
A tout prendre, dans ce même numéro du Monde des Livres périmé depuis 2 ans, on vante les charmes d'un Jim Harrison (whisky, putes, spectre de la destruction et existentialisme) ou d'un William Vollmann (whisky, putes, trace indicible de Dieu et SDF), lectures qui me seraient peut-être d'un plus grand profit, les héros des romans de Banks ayant une forte propension à retomber du côté de la confiture tout en étant affligés d'une acuité intellectuelle qui ne les prémunit ni contre leurs malheurs réels ou imaginés ni contre le désespoir qui s'empare alors d'eux à l'idée qu'il va falloir se résoudre à survivre après la fin du bouquin.

Pendant tout le temps de ma lecture (au mépris du barbecue désormais relégué aux tâches adventices réservées aux besogneux, éternels subalternes de l'esprit) ma chatte se frotte contre ma jambe avec l'ardeur pseudo-câline et opîniatre de celle qui ne pense qu'à son ventre et au plat de merguez crues qui la nargue depuis la table de jardin et son mêtre cinquante d'altitude.
Elle me rappelle tout à fait moi quand je me frotte contre ma femme pour mendier ses faveurs.
Si j'étais down, et néanmoins doté des capacités d'expression littéraires de Russell Banks, je dirais qu'il y a aucune différence entre nous, j'expliquerais en abondants volutes à quel point notre sort est le même, et combien nous sommes promis à la ténèbre et au dépit, mais là, sans être particulièrement up, je suis simplement conscient de la situation globale, aware, ne serait-ce que du fait d'une hygiène de vie relativement saine et de n'entretenir aucun cadavre dans nul placard depuis un certain temps, et de plus il fait beau, les merguez s'annoncent délicieuses, et en plus je suis provisoirement du bon côté du manche de la boite de croquettes.
Y'a pas à dire, le pouvoir, ça aide, pour ressentir la compassion.
La gloutonnerie de ma chatte n'a rien d'apocalyptique, sauf à admettre qu'elle a compris que sa pancréatite qui remonte à deux mois, et son hépathite d'il y a deux jours, signent sa proche agonie et le début de la fin (le vétérinaire m'a fait comprendre à mots couverts que sans foie, la vie devient difficile) et qu'elle veut s'en mettre jusque derrière les oreilles avant de crever, bordel.
M'enfin, là on voit surtout les limites de l'anthropomorphisme.
La faim retrouvée après quelques semaines d'apathie alimentaire dûe à la maladie est aussi contraignante pour elle que la sexualité a pu l'être pour moi quand j'étais addict (je pense à l'histoire d'Hypatia d'Alexandrie racontée par Rita Levi-Montalcini dans Courrier International :"On raconte qu’un jeune élève d’Hypatia en devint amoureux. La philosophe lui montra alors un tissu taché du sang des menstrues. Elle lui dit : “C’est donc cela que tu aimes, mon jeune ami. Cela n’a rien de beau.”) et la pitié teintée d'amusement (et du refus de me faire harceler plus longtemps) me fait lui remplir l'écuelle d'une pâtée peu appétissante.
C'est peut-être aussi ce que ressent ma femme quand elle cède à mes avances envahissantes.
L'histoire ne le dit pas.
On n'est pas chez Russell Banks.
Kant à moi, je me contente de rester concentré sur ce que je puis me permettre en matière de réactions à ce que la vie me propose, mon degré de liberté étant assez réduit, même s'il est bien plus grand qu'il y a quelques années.
cf l'excellent et très récent article de Flo sur le karma.
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(restitué dans sa radicale altérité lors du Grand Ramadan Confiné d'avril 2020)
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10/06/2009
Lorsque nous parlons du karma, beaucoup de gens nous rétorquent qu'il n'y a rien de tel, que si ça existait ça se saurait, et que la plupart des événements sont le fruit de la chance ou du hasard. Nous n'allons pas gloser sur les causes karmiques éventuelles du crash de l'airbus A330, car même si nous étions omniscients, ce que nous ne sommes pas, tout ce que nous pourrions dire serait invérifiable pour le lecteur. Nous allons donc nous en tenir à ce qui est vérifiable par l'expérience immédiate, et qui peut donc constituer la base d'une pratique.
Le karma, c'est la loi de cause à effet. C'est donc l'endroit où notre liberté ne s'applique pas. On n'est plus "plus ou moins libre" : à un instant t, on est libre, ou agi. Afin de déterminer notre part de karma et de liberté, il nous suffit d'examiner notre esprit. Le karma se manifeste par exemple sous la forme de toutes les pensées automatiques que nous avons, celles qui défilent dans notre esprit sans que nous puissions les en empêcher, quand bien même nous le souhaiterions. L'instant de liberté, c'est l'instant précis où nous prenons conscience de ces pensées, en un éclair. Sur une minute, combien expérimentions-nous de micro-secondes de liberté ? Car chacun le constate, l'instant de la prise de conscience ne dure pas. Même si l'on s'essaie à le faire durer, les pensées recommencent à tourner, au sein même de notre soi-disant vigilance, preuve qu'elle n'est qu'un fac simile de la véritable liberté. Cette liberté, c'est l'instant de lucidité qui seul a pouvoir d'interrompre véritablement les chaînes karmiques, et qui se produit plusieurs fois par minutes chez l'individu au karma pas trop chargé, mais seulement quelques fois dans la journée pour nos grands-mères aux gouttes desséchées. L'équivalent de cet instant dans le sommeil, c'est le moment où le rêve devient lucide. Chacun conviendra que c'est assez rare, si cela se produit deux ou trois fois au cours d'une nuit, c'est déjà énorme. Tout le reste est karma, enchaînement à des situations qui ne nous laissent aucune liberté.
La caractéristique du karma, c'est qu'il n'est pas modifié par le désir de s'en débarrasser. Mais c'est déjà un résultat de le voir clairement, car peu s'en rendent véritablement compte.
Afin d'améliorer notre perception, nous pouvons essayer de méditer dans un moment d'agitation usuelle. Un examen honnête nous montre que nous sommes agis par une force qui ne dépend nullement de notre désir de l'arrêter. Au mieux nous la faisons changer de direction, comme un torrent qui rencontre un arbre. Si nous parvenons à rester en place pendant un certain temps, il se peut qu'elle se calme, à ce moment nous sombrons probablement dans la torpeur. Il s'agira de la même force, mais immobile cette fois. Une façon de mesurer cette force sous sa forme immobile, consiste à nous demandez ce qui nous empêche, lorsque nous sommes calmes et apparemment non perturbés, d'être dans l'amour divin. C'est une sorte de mur, ou de glu, quelque chose qu'il est impossible d'écarter d'un geste de la main. Songeons maintenant à ce qu'est notre journée. C'est la même chose, en pire. Si nous pouvons mesurer la force contraignante qui s'exerce sur nous dans les circonstances propices de la méditation, nous pouvons avoir une vague idée de ce qui s'exerce sur nous au cours de la journée quand nous n'y prenons pas garde.
Plus on observe clairement le phénomène, plus il est facile de déterminer les méthodes qui agissent réellement dessus, puisqu'on devient capable de mesurer leur effet. La présence d'un maître, par exemple, est très efficiente, car un maître a le pouvoir de remplacer nos vents contaminés par ses vents purs. En revanche, il a très peu d'influence sur la source de la contamination, autrement dit il faut rester de nombreuses années auprès de lui, du matin au soir, pour que le nettoyage soit important.
Pour nous pauvres occidentaux qui n'avons pas ce loisir, il nous faut soit envisager de mourir idiots, soit nous décider à pratiquer une sadhana digne de ce nom, c'est-à-dire incluant des méthodes efficaces.
Dans les moyens qui sont à notre disposition, il y a deux niveaux :
les méthodes du stade de génération, consistant à cultiver la dévotion pour un maître ou une divinité d'élection. Cette méthode est connue dans toutes les traditions, son inconvénient principal tient à ce qu'elle dépend de notre humeur, autrement dit de notre volonté bonne, ainsi que de notre inspiration. Autrement dit, si nous sommes en colère par exemple, celane fonctionnera pas. Il faudra commencer par des méthodes physiques, yogas ou prosternations, qui remettront un peu d'harmonie dans la circulation des vents. Il faut donc compter deux bonnes heures de pratique au total pour nettoyer une perturbation.
les méthodes du stade d'accomplissement, pranayamas et yoga de tummo, qui ont l'avantage de ne dépendre que d'un minimum de force physique (il ne faut pas être trop malade ou fatigué). Pour le reste, en fonction du niveau de pratiquant et du niveau d'agitation, 10 à 30mn peuvent suffire. Quand on mesure ce qui est enlevé en si peu de temps, c'est proprement miraculeux. Le second miracle, c'est que par la réduction du temps nécessaire pour obtenir un résultat - en l'occurrence le désengluement de toute pensée discursive -, il devient possible de l'appliquer à chaque nouvelle perturbation, ce qui permet de rester dans un état relativement clair tout au long de la journée.
Corrélativement, on n'identifie plus l'ego comme une sorte d'entité mystérieuse qui nous posséderait contre notre gré, mais simplement comme la somme de tous ces mouvements sur lesquels nous avons maintenant un moyen d'action, ce qui inverse totalement la perspective. Il ne s'agit plus de se tancer, de se sentir coupable, de se retenir, de s'obliger... Nous accédons à la perception claire que toutes nos humeurs, sentiments et "opinions" sont l'effet d'une contamination des vents, qu'il nous est possible de purifier. Sur le long terme, l'expérience nous montre qu'il est possible de déraciner nos vasanas les mieux enracinés simplement en approfondissant la méthode. Notre état se ramène à une question de diligence, rendue possible par la purification de nos tendances karmiques, et nous cessons progressivement d'être agis pour devenir acteurs de notre vie.

lundi 18 mai 2009

la chambre du fils


Mon fils a fêté ses 17 ans ce week-end.
On a été priés de lui laisser la maison, et on a émis des consignes claires :
"pas d'alcool, et les filles dorment dans une chambre séparée".
Le dimanche après-midi, il a tout rangé et nettoyé méticuleusement dans les pièces où ils avaient campé, grignoté, et un peu dormi, mais pas vomi.
La bouteille de rhum qui traînait dans un coin et qui avait l'air d'avoir subi une forte évaporation ? "oui mais j'ai dit au gars qui l'avait amenée "non" parce que vous aviez dit non. Maintenant, tu me crois si tu veux."
J'ai trouvé un filtre de tarpé consumé dans le jardin, mais n'en pas trouver m'aurait plus inquiété.
Quand je vois que sa chambre ressemble le plus souvent à une déchetterie avant l'invention du tri sélectif, et l'état dans lequel ça me mettait, je comprends que le rangement, chez lui ce n'est pas une histoire de capacité, mais de volonté. De désir.

Comme il dit "c'est MA chambre, papa." (les papas comprennent moins vite que les mamans, surtout s'ils veulent à tout prix parvenir à maîtriser le lâcher prise)
J'ai un pote aujourd'hui capitaine d'industrie, quand il était jeune il s'est retrouvé secrétaire particulier et chauffeur de Swami Ritajananda, ça l'a calmé pour un moment qui s'éternise.
Un jour, le swami a quitté l'ashram pour quelques temps, et mon pote s'est retrouvé très mal, il a compris qu'il devait le quitter s'il ne voulait pas crever de sa dépendance absolue envers lui.
Il est parti. Mais faut voir comment il parle du Swami avec un total respect, même s'il est le premier à dire qu'il n'en avait rien à battre des enseignements, il voulait juste être tout le temps auprès de lui, la contrainte émotionnelle était très forte, et à ce titre il était fort jalousé par les nombreux disciples qui n'arrivaient pas à s'immiscer ainsi auprès du maître.
Aujourd'hui, il élève depuis 16 ans un grand gaillard black qu'il est allé chercher quand il était tout pitit dans un orphelinat au Burkina Faso, et il n'a pas besoin de hausser le ton pour lui demander de ranger sa chambre.

lundi 11 mai 2009

J'ai couru trop longtemps dans des chausses vétustes

J'aime bien les vers de 12 pieds, surtout ceux qui dissimulent leur lancinante litanie sous l'apparence fourbe d'une prose anodine... et d'un seul coup, au détour du langage le plus commun, c'est comme si on venait de poser son cerveau sur une pitite mine antipersonnel, déclenchant la mininova du souvenir d'école et des récitations hésitantes...
L'alexandrin, c'est mon vice caché, encore plus grave que mes dépendances sexuelles, affectives, tabagiques, alcooliques, droguaddictes et philip caduques... enfin bref toutes celles que j'ai renoncé à assouvir tellement elles avaient la gueule d'un trou sans fond et que j'aurais beau benner dedans sans trève ni relâche des norias de bétonnières de ciment à prise rapide, ou encore des convois inhumanitaires de la nourriture qu'elles réclamaient, elles resteraient béantes.
Combler un trou noir avec des gravats, tâche dont l'évidente absurdité mène par beau temps à l'humilité.
Alors que l'alexandrin, lui, mène à Victor Hugo, qui se prenait quand même pour Victor Hugo, qui n'était guère plus qu'une fiction littéraire issue de son propre esprit auto-illusionné à force de prendre sa vessie pour une lanterne. Un peu comme johnwarsen, mais en mieux. L'époque s'y prêtait, et faisait grande consommation de victorugos. Et il fallait bien quelqu'un pour dire merde à l'empereur. L'Histoire le réclamait.
N'empêche que courir trop longtemps dans des chausses vétustes, pour ne pas dire des baskets nazes et périmées, alors que le joggueur avisé en change tous les ans, c'est pas bien malin, et ça m'a mené chez l'ostéopathe : les douleurs tout d'abord localisées dans la plante du pied mais niées par négligence, ont remonté au bas du dos, puis au cervicales et tandis que je m'obstinais à en ignorer l'origine, se sont carrément installées dans les os du crâne, j'avais l'impression de sentir mes plaques crâniennes chauffées au rouge, surtout du côté droit.
Bon, un copain a fini par me dire que ça devait venir de là, aussi, sinon je n'aurais peut-être pas trouvé tout seul. De l'utilité d'avoir des amis sur qui l'on peut compter.
La salle d'attente de l'osthéopathe est pleine de gens qui, comme moi sont venus sur le bouche à oreille autour du mythique praticien. La dernière fois que je l'avais vu pour un lumbago foudroyant, il y a trois ans, il opérait dans un quartier bien moins fameux de la ville, et son cabinet payait moins de mine. Le docteur est connu pour ne jamais dire "non" à une demande de rendez-vous même pour le jour même. Sa vocation de soulager la douleur est ainsi mise à la fois à l'épreuve et en pratique.
Il faut venir avec son tricot ou de quoi lire, parce qu'on sait qu'on va passer deux voire trois heures à attendre son tour, quelle que soit l'heure à laquelle on a pris rendez-vous. C'est le tarif. Le docteur D. se mérite, son retard chronique, aussi reconnu que sa compétence. lui est consubstantien.
J'ai amené Courrier international, dans lequel j'ai lu l'incroyable portrait de Rita Levi-Montalcini, une neurobiologiste italienne prix Nobel en 1986, qui fêtera ses 100 ans le 22 avril et qui arrache tout (hé oui, je lis des journaux un peu périmés, ça me donne du recul sur l'actualité).
Et le témoignage d'un chanteur somalien qui confirme que c'est LA destination actuelle pour les fatigués de la vie.
Au bout d'un numéro entier de l'hebdomadaire lu jusqu'au formulaire d'abonnement, et pourtant c'est écrit petit, c'est mon tour. L'ostéo grignote des gressins (bâtonnets croustillants, fins comme des crayons et pas du tout inscrits dans le plan nutrition santé) entre deux patients, vu qu'il n'a pas le temps de manger et continue de prendre des rendez-vous pour la fin de la journée alors que la salle d'attente est déjà pleine. D'abord je le suspecte d'être un saint laïque, parce que je l'entends, tout en me manipulant, donner des conseils dans le combiné qu'il a fort habilement coincé entre le cou et l'épaule, à une femme qui vient visiblement de se faire tabasser par son mari, et il lui suggère très posément d'aller déposer une main courante au commissariat, tant qu'elle a encore des marques, tout en suivant des deux mais l'étiologie de mes douleurs le long de mes vertèbres dorsales (je n'en ai pas encore de ventrales, mais j'y travaille) et je m'émerveille de cette hot-line vraisemblablement gratuite d'attention inconditionnelle, mais ensuite, il commence à me pétrir les épaules et la colonne, je ne le vois pas mais je sens ses mains qui ralentissent, ralentissent... et il s'endort. C'est pas pensable, mais c'est en train d'arriver. Pris à mon tour de compassion, je reste immobile, trente secondes, une minute... il revient à lui, dans un sursaut, et me noie d'un flot verbal d'explications techniques sur mon déséquilibre dans le pied gauche d'où me vient tout le mal. Je lui réponds poliment que ce n'est pas nécessaire, que j'ai compris qu'il a fait une micro-sieste, que ça m'arrive aussi, même au travail... il acquiesce, confesse qu'il travaille 80 heures par semaine, qu'il compense en partant souvent en vacances, parce qu'il a besoin de se recharger vu tout ce qu'il donne dans les consultations, en remettant même les blackettes d'équerre... il me proscrit le jogging pour quelques jours, j'ai bien fait de pas me vanter que je venais de désoucher un bouleau dans le jardin au prix d'un trou de 2 mêtres de diamêtre, au prix de 12 heures d'efforts étalés sur une semaine avec technique mixte à base de pioche, de bêche, de tronçonneuse et de petite pelle métallique, que ça m'avait pas arrangé le bas du dos non plus.
Je m'en vais en clopinant, revenant à regret et en marche arrière sur ma tentation de le canoniser : c'est sans doute un excellent praticien, il soulage sans compter, mais sa vie semble un chantier vivant, à l'image de ce refus de confier son planning à une secrétaire qu'il a pourtant largement les moyens d'engraisser, et ce n'est pas de la pingrerie non plus, mais il y a cette absence totale de hiérarchisation dans sa vie, et cette manie absurde de convier plus de malades qu'il ne peut raisonnablement en traiter (ou alors en s'endormant pendant les consultations ou toute autre manière que son organisme est obligé d'inventer pour récupérer.)
C'est un personnage haut en couleurs, qui mériterait un documentaire, parce que tous les aspects de sa vie débordent les uns dans les autres, en tout cas pour ce que j'en ai vu, et qu'en télé ça s'appelle un bon client. Mais se faire traiter par lui, c'est assez aléatoire.
Pendant la semaine, les douleurs dans le côté droit du crâne et le bas du dos s'estompent très lentement, et j'envisage d'aller en voir un autre, parce que j'en ai marre de couiner comme un petit vieux à chaque fois que je fais un faux mouvement, et même si j'ai plaisanté dans la salle d'attente avec les patients qui feignaient de s'indigner de l'impossibilité de savoir à quelle heure la consultation aura vraiment lieu, je n'ai pas le loisir d'hypothéquer une demi-journée par çi par là en ce moment. Je ne sais pas si c'est un effet du besoin de reconnaissance, mais il demande beaucoup de patience à ses patients.
Quelques jours plus tard, je découvre qu'une heure de dos crawlé m'apporte un soulagement durable, et je me refidélise sur la piscine du samedi matin avec ma fille qui adore ça, même si elle n'est toujours pas convaincue de l'intérêt d'apprendre à nager. Et je réduis la voilure sur les postures tendancieuses au jardin (garder le dos droit en toutes circonstances, bordel ! et penser à prendre appui sur le genou avec la pelle plutôt que de faire jouer le coccyx)
Un soir, je rêve qu'après avoir aidé à transcrire les chansons de bob dylan en français pour francis cabrel (hugues aufray ayant vulgarisé dylan dans le mauvais sens du terme), Obama venait me remercier de ce que je faisais pour la culture US. Ce qui me renvoie en me marrant à mon propre besoin de reconnaissance. Sans parler du mépris que je nourrissais pour la culture américaine, que les blockbusters en blue-ray ont rendu grotesque.
Je redéchiffre enfin en un cahier obscur que j'aurais jadis griffonné que "le refus de penser la verticalité (immanence ou transcendance) c'est pour éviter la peur d'avoir à se situer tout en bas de cette échelle, ce qui contraint à une forme ou une autre de complaisance avec cette nullité, puisque la refuser n'annule pas ses effets. Et pendant ce temps, on se noie dans l'horizontal, déprimant par manque de sens. Comme je suis en vacances chez ma soeur avec mes marmots, et que je viens de faire mon Qi QONG, je m'autorise à penser que ce refus est bien nigaud."
P'tain j'ai fait du Qi Qong moi ?

Annexe : l'article de Courrier international : RENCONTRE AVEC RITA LEVI-MONTALCINI • Un siècle d’avenir

Toujours très active, la célèbre neurobiologiste, prix Nobel en 1986, fêtera ses 100 ans le 22 avril. L’écrivain italien Paolo Giordano l’a interrogée sur sa vision de la vie, sur l’évolution et sur la condition féminine.
16.04.2009 | Paolo Giordano* | Wired Italia


EBRI est l’acronyme de European Brain Research Institute, Institut européen de recherche sur le cerveau. La brochure de la Fondation présente en vis-à-vis le texte ­italien et sa traduction en anglais et reproduit sur la deuxième page un beau portrait de Rita Levi-Montalcini (RLM), une main derrière la nuque et sans boucles d’oreilles. Un sourire à peine esquissé. Je l’ai longuement étudié sans me faire une conviction. Elle dit : “En 2001 j’ai eu cette idée. Je me suis demandé : dans quel domaine l’Italie a-t-elle toujours été la meilleure ? Dans les neurosciences. Au XVIIIe siècle, Galvani et Volta ont découvert l’électricité animale ; à la fin du XIXe, Golgi a inventé la coloration argentique des cellules nerveuses ; Vittorio Erspamer est parvenu à isoler la sérotonine et d’autres neurotransmetteurs et Giuseppe Levi, mon professeur, a été un des premiers à expérimenter la culture in vitro.” J’ajoute que “RLM” est l’auteur de la découverte du nerve growth factor (NGF, facteur de croissance neuronale), pour lequel elle a obtenu le Nobel en 1986. “Alors, continue-t-elle, pourquoi ne pas fonder un institut pour les neurosciences ? L’idée a pris corps. Toutes les régions italiennes se sont portées candidates et finalement c’est Rome qui a été choisie, parce qu’elle disposait des structures adaptées.” L’EBRI est un organisme public sans but lucratif. Il n’empêche qu’il est toujours en manque d’argent. A la fin de la brochure je trouve les informations sur les donations et des explications pour déduire les dons de sa déclaration de revenus.
Elle dit : “L’EBRI obtient d’excellents résultats. C’est un centre international, il est tout à fait étranger aux logiques auxquelles est soumise la recherche en Italie. Nous n’embauchons que des chercheurs excellents.”
1. Canards, pâturages et glissements de terrain
J’annonce au chauffeur de taxi “EBRI”, mais il ne sait pas ce que c’est. Je spécifie “via del Fosso di Fiorano, 64”. Il entre la destination sur son GPS et me répond que, d’après son navigateur, cette rue n’arrive qu’au numéro 10. Je lui dis d’y aller quand même. J’ai acheté des fleurs, que j’ai posées sur le siège arrière. Nous parcourons une portion de l’avenue Cristoforo Colombo puis nous bifurquons vers l’Appia antique et de là dans la via Ardeatina. Je songe alors que le massacre des Fosses ardéatines [ou les SS exécutèrent 335 personnes en représailles, en 1943] n’est qu’un des nombreux massacres que RLM doit avoir gardés en mémoire. “Ça doit être ici.” J’indique au chauffeur un bâtiment blanc. Ce n’est pas difficile à deviner, c’est le seul. Tout autour il n’y a rien, seulement la campagne. Sans répondre, il me montre l’éboulement de terrain qui barre la route. Il a beaucoup plu à Rome, ces derniers jours. Un peu au-dessus de l’éboulis, j’aperçois un troupeau de moutons, gris sous un ciel de même couleur.

A l’entrée de l’EBRI, les deux gardiens me dévisagent, l’air étonné, peut-être à cause du bouquet. Ils m’indiquent le chemin. Je suis reçu par Elisabetta Balestrieri, qui a la tâche ingrate de trouver des financements pour les recherches de l’institut. “Madame la professeure n’est pas encore arrivée.” Je me dis que, pour Rita Levi-Montalcini, “Professeure” doit s’écrire avec une majuscule. J’attends dans le couloir. Enfin elle arrive. Un homme l’accompagne, mais elle marche sans aide, à petits pas. Si j’étais un réalisateur, je filmerais la scène exactement comme je la vois, à une certaine distance, sans déplacer la caméra, sans le son. Je ne couperais pas un seul photogramme de la Professeure progressant sur la ligne médiane du ­couloir blanc. La lenteur et l’obstination avec laquelle cette dame pleine de grâce – le mot “grâce” me tourne dans la tête pendant tout le temps de notre entretien et ­continue encore après – s’avance vers moi ferait une séquence parfaite pour raconter ses cent ans.
Cent.
Ans.
La voici devant nous. Nous nous présentons. Elle sourit – moi, je lui souris depuis tout à l’heure. Je lui offre les fleurs, elle me remercie. Nous nous installons dans son bureau, dont les murs sont ornés des tableaux hypnotiques de sa sœur Paola. Madame la Professeure prend la parole, comme pour dissiper mes doutes : “Dans ma vie, tout m’a été facile. Les difficultés ont glissé sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard.” Voilà donc son secret.

2. Deux cerveaux
En ce moment, RLM écrit un nouveau livre. C’est la première surprise. Pour nous, il semble évident que, lorsqu’on a 100 ans, on porte sur son dos plus de passé que d’avenir, mais la vie de Madame la Professeure ne commence pas après la guerre, ni avec le prix Nobel ni avec son séjour aux Etats-Unis. Elle commence avec le livre qu’elle est train d’écrire. Elle dit : “Je ne sais pas s’il plaira aux lecteurs autant qu’il me plaît. Je vous le raconte brièvement. Beaucoup de gens ignorent que notre cerveau est constitué de deux cerveaux. Le ­premier, archaïque, constitué par le système limbique, n’a pratiquement pas évolué depuis trois millions ­d’années. Celui de l’Homo sapiens ne se différencie guère de celui des mammifères inférieurs. C’est un cerveau petit mais qui possède une puissance extraordinaire. Il contrôle tout ce qui se passe en matière d’émotions. Il a sauvé l’australopithèque quand celui-ci est descendu des arbres, lui permettant de faire face à la férocité du milieu et de ses agresseurs. L’autre cerveau, beaucoup plus récent, est celui des fonctions cognitives. Il est né avec le langage et, au cours des 150 000 dernières années, il s’est développé de manière extraordinaire, en particulier grâce à la culture. Il se trouve dans le néocortex. Malheureusement, une bonne part de notre comportement est encore gouvernée par notre cerveau archaïque. Toutes les grandes tragédies – la Shoah, les guerres, le nazisme, le racisme – sont dues à la primauté de la composante émotive sur la composante cognitive. Or le cerveau archaïque est tellement habile qu’il nous porte à croire que tout est contrôlé par notre pensée, alors que ça ne se passe pas du tout ainsi.”
Je tente d’objecter que – si j’ai bien compris – le mal n’est pas seul embusqué dans le cerveau archaïque, mais qu’on devrait y trouver aussi l’amour, la passion, l’affection. RLM accueille ma remarque avec une certaine froideur. Cela n’a pas l’air de l’intéresser beaucoup. Elle dit : “D’accord, la composante émotive n’est pas uniquement négative.”

3. L’avenir ?
RLM a des problèmes de vue – c’est de son âge – mais elle regarde constamment son interlocuteur quand elle parle. Elle cligne des paupières à une fréquence qui est la moitié, peut-être le tiers de la mienne, comme si son temps à elle s’écoulait un peu plus lentement. “Le cerveau archaïque a sauvé l’australopithèque, mais il va mener l’Homo sapiens à l’extinction. La science a mis entre les mains de l’homme des armes de destruction très puissantes. La fin est déjà à notre portée.”
Elle est assise devant moi, très digne. Elle porte une robe tout à fait dans son style – inimitable – , une robe noire élégante qui lui descend aux chevilles. Les épaulettes saillantes semblent accompagner l’ondulation de sa chevelure, partagée en deux hémisphères. Elle a greffé sur sa poitrine une broche en or aux formes compliquées. Impossible de ne pas la croire lorsqu’elle prédit la fin.
J’essaie d’approfondir : “Supposons que tout aille pour le mieux et que nous subsistions pendant quelque temps encore, qu’adviendra-t-il après l’Homo sapiens ?” RLM se rétracte : “Je ne suis pas futurologue. Je peux seulement voir ce qui se passe aujourd’hui. Le passé, je le connais. Quant à l’avenir… gardons espoir.” Elle fait alors une pause, se penche vers moi : “Paolo, ­comment vois-tu ton avenir ?”

4. Trop de cerveaux
RLM : Il faudrait l’expliquer aux jeunes d’aujourd’hui, cette affaire des deux cerveaux. Quand ils s’imaginent qu’ils pensent, ils se font des illusions. Le langage et la communication leur donnent l’illusion qu’ils sont en train de raisonner. Mais le cerveau archaïque est malin, et il sait aussi tricher. Il se camoufle derrière le langage, en imitant le cerveau cognitif. Il faudrait le leur expliquer.
Moi : Avez-vous une idée…
RLM : Paolo, je préfère que tu me tutoies, sinon…
J’essaie, et je reprends.
Moi : As-tu une idée de la raison pour laquelle les jeunes ont une telle sensation de menace face à ­l’avenir ? A bien y regarder, il y a eu des périodes historiques bien plus dramatiques que celle que nous vivons, y compris parmi celles que tu as connues.
RLM : Plus que la menace, ce qu’ils ressentent, c’est la précarité dans tous les domaines. Il est difficile de prendre conscience que notre comportement est très complexe, que notre cerveau est fait d’une infinité de composantes. Il est tout aussi difficile de voir dans toute catastrophe la possibilité d’un retournement. Peut-être suis-je une optimiste innée, mais je pense qu’il y a toujours quelque chose qui nous sauve. Les lois raciales, en 1938, en ce qui me concerne, ont été une chance parce qu’elles m’ont contrainte à aménager un laboratoire dans ma chambre à coucher. C’est là que j’ai commencé les recherches qui m’ont conduite par la suite à la découverte du facteur de croissance neuronale.

5. Hypatia
Hypatia vécut à Alexandrie d’Egypte, entre le IIIe et le IVe siècle après Jésus-Christ. Elle inventa l’astrolabe et le planisphère, et enseigna la philosophie sur les places et dans les rues de sa cité. Elle devint si populaire et si aimée qu’elle éveilla la jalousie de l’évêque Cyrille, qui la fit assassiner par une bande de chrétiens fanatiques. Hypatia fut mise en pièces – littéralement, puisqu’elle fut déchiquetée avec des tessons de poterie – et les lambeaux de sa chair furent brûlés sur la place publique.
Tout cela, je l’ai découvert après.
Mais quand j’ai demandé à RLM si la situation des femmes dans le domaine de la recherche est toujours aussi désastreux aujourd’hui que celle qu’elle avait décrite dans les années 1980 dans Elogio dell’imperfezione (“Eloge de l’imperfection”, éditions Garzanti), elle me parle d’Hypatia, en tenant pour évident que je connaissais l’histoire de la mathématicienne d’Alexandrie.

Elle dit : “Depuis l’époque d’Hypatia jusqu’à nos jours, on a dit que, dans le domaine scientifique, l’homme est génétiquement supérieur aux femmes, mais il n’en est rien. Génétiquement, hommes et femmes sont identiques. Mais ils ne le sont pas du point de vue épigénétique, c’est-à-dire en ce qui concerne leur développement, car celui de la femme a été volontairement freiné. Dans mon livre Le tue antenate [“Tes ancêtres”, éditions Gallucci], je présente soixante-dix portraits de femmes qui furent des génies, en commençant par Hypatia. Elles ne sont pas nombreuses, c’est vrai, mais autrefois la culture n’était accessible qu’à une élite restreinte et aux femmes juives, parce que chez les Juifs la culture était tenue en telle estime qu’elle passait avant les différences de sexe.” Et aujourd’hui ?

Elle dit : “Aujourd’hui, la situation est meilleure. Pas comme je le voudrais, mais elle est meilleure. Seulement, hélas, dans cette partie du monde que nous appelons ‘civilisé’. En Afrique, il y a des milliers de femmes intelligentes qui n’ont pas la possibilité d’utiliser pleinement leur cerveau. L’instruction est la grande tâche à laquelle je me suis attelée en Afrique [à travers la Fondation Rita Levi-Montalcini]. En quelques années, nous avons distribué 6 700 bourses d’études, qui couvrent les dépenses, de l’enfance à la formation postuniversitaire. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà quelque chose. Quand j’avais 20 ans, je voulais aller en Afrique soigner les lépreux. Quand j’y suis allée, j’étais déjà vieille, c’était pour soigner l’analphabétisme, qui est bien plus grave que la lèpre.” Dans les pages de la brochure de l’EBRI et en parcourant les couloirs de la Fondation, j’ai vu surtout des noms de femmes. La plupart de celles que j’ai rencontrées sont très jeunes. Je demande s’il est facile pour elles de concilier leur vie de chercheuses et leur vie – que je n’arrive à définir que par cet adjectif, horriblement précis : familiale.
Elle dit : “Ce sont toutes des femmes extraordinaires. Certaines sont mariées, d’autres divorcées, d’autres vivent en union libre. Cela n’a aucune importance. Toutes sont excellentes. Et pourquoi donc ? Parce que les femmes ont été entravées pendant des siècles. Quand elles ont eu accès à la culture, elles ont été comme des affamées. Et la nourriture est bien plus nécessaire à l’affamé qu’à celui qui est déjà rassasié.”
On raconte qu’un jeune élève d’Hypatia en devint amoureux. La philosophe lui montra alors un tissu taché du sang des menstrues. Elle lui dit : “C’est donc cela que tu aimes, mon jeune ami. Cela n’a rien de beau.”

6. Longue vie au nerve growth factor
Elle dit : “Nous avons découvert que le NGF est présent aussi dans l’ovocyte et dans le spermatozoïde. Il est présent à toutes les phases de la vie. Nous avons montré que, si on administre un anti-NGF à des cobayes avant leur naissance ou immédiatement après, ils ne survivent qu’un très bref laps de temps. Le NGF est bien plus qu’une protéine à l’activité intense. C’est une molécule vitale. Sans elle, la vie s’arrête.”
La salle des cobayes est à l’étage inférieur. Les ­souris blanches, avec leurs cerveaux aussi petits que nécessaires, tournent en rond dans leurs cages, grimpent les unes sur les autres. Je demande à RLM comment faire comprendre aux gens l’importance des études sur le NGF. Elle dit : “Nous avons déjà démontré à partir des expériences sur les souris que l’administration de NGF bloque la progression de l’Alzheimer. Le NGF pourrait également se révéler utile dans le traitement d’autres maladies neurodégénératives, telles que la maladie de Parkinson et la sclérose latérale amyotrophique. Mais produire du NGF de synthèse coûte affreusement cher, et les laboratoires pharmaceutiques ne le feront pas tant que nous n’aurons pas prouvé son efficacité.”

7. Cent ans d’avenir
Moi : En lisant tes livres, je me suis rendu compte que tu as une vision panoramique de la science, et que tu possèdes des compétences dans d’autres domaines, comme la physique et les mathématiques. Aujourd’hui, cela ne paraît plus possible.
RLM : Ce n’est pas un siècle qui s’est écoulé depuis ma naissance, mais tant de siècles ! Un développement technologique tel que celui d’aujourd’hui était impensable il y a cinquante ou soixante ans. Pourtant, la technique ne suffit pas. Il faut voir les choses plus largement. Les jeunes ont certainement de grandes capacités aujourd’hui, mais leur niveau culturel est assez bas.

Moi : L’âge, les responsabilités, et la reconnaissance des plus grandes instances n’ont-ils pas amoindri ta soif de découverte ?
RLM : Au contraire. Ils l’ont accrue. J’ai d’excellents rapports avec les jeunes qui travaillent ici, parce qu’ils sentent que je peux ajouter une chose fondamentale qui manque à leur formation : l’intuition.
Moi : C’est comment la vie, quand on a 100 ans ?
RLM : Ma vue a un peu baissé, et l’ouïe bien davantage. Pendant les conférences je ne vois pas bien les projections, et je n’entends pas très bien. Mais ma pensée est plus active maintenant que lorsque j’avais vingt ans. Que le corps fasse ce qu’il veut. Je ne suis pas mon corps. Je suis mon esprit.
Moi : Et quand le corps meurt ? RLM : Quand le corps meurt, ce que l’on a fait nous survit, le message que l’on a porté. Pause.
RLM : Paolo, comment vois-tu ton avenir ?
Moi : …
RLM : ...
Moi : Je voulais encore te poser une question, sur ta manière de t’habiller. Ou trouves-tu ces vêtements si élégants que tu portes en toutes occasions ?
RLM : C’est mon point faible. Je n’ai jamais essayé de dissimuler mon âge : j’ai des rides et je ne les cache pas. Mais j’ai gardé cette pointe de vanité. Parfois, j’en souffre.
Elle rougit légèrement.
J’en jurerais.


Biographie

• 22 avril 1909 Naissance à Turin.

• 1936 Termine ses études de médecine.

• 1938 Emigre à Bruxelles à la suite des lois raciales fascistes.

• 1947 Entre à l’université Washington de Saint Louis, où elle reste jusqu’en 1977.

• 1951-52 Découvre le facteur de croissance neuronale (NGF).

• 1986 Reçoit le prix Nobel de médecine avec le biochimiste américain Stanley Cohen.

• 2001 Nommée sénateur à vie.

lundi 4 mai 2009

Cthulhu ! Cthulhu ! Chapeau pointu !

Ca a commencé par la lecture que je pensais anodine d'un article qui fleure bon le n'importe naouak de tabernak adolescent québécois de la désencyclopédie : Comment invoquer Belzébuth ?
"
(...)Est-ce que j'ai vraiment envie d'invoquer Belzébuth ? Ah, bien sûr, il ne faut pas invoquer le démon de la pourriture, des excréments, de la sodomie et du viol sans raison. En effet, une fois que Belzébuth est chez vous, il ne partira pas avant que vous ayez un truc à lui faire faire. J'ai un ami qui l'a appelé pour rigoler une fois, eh ben ce sale squatter est resté chez lui pendant un mois à inviter ses potes, à boire de la bière et à pousser les voisins de son immeuble dans les escaliers. Il a trouvé assez tard un service à lui faire faire (en l'occurrence, la vaisselle) avant que Belzébuth ne se barre. Réfléchissez bien auparavant (sinon, prévoyez des bières)."


C'est censé faire rire, mais ça m'a paru chargé d'une gravité insoupçonnée, et j'ai observé que la plupart de mes actes, paroles, pensées, ressemblaient à, (et se comportaient in fine comme) des invocations, pas forcément sataniques, mais tout de même : chaque acte, pensée, parole étant sous-tendu par une motivation et une certaine quantité d'énergie, quand même il faut faire attention de oùsqu'on met les pieds sur à quoi on pense et comment on l'fait parce qu'après, c'est pas une fois qu'on se retrouve avec des entités innommables plein sa tête (bien qu'on les visualise parfois dans son salon, leur habitat psychique se situe bien dans notre cerveau) qu'y faut se demander si on a assez d'essence pour aller leur acheter des bières au Super U.

A postériori j'ai relié ça avec les enseignements bouddhistes, par exemple Sogyal Rinpoche : "si une relation d'interdépendance nous lie à chaque chose et à chaque être, la moindre de nos pensées, paroles et actions aura de réelles répercussions dans l'univers entier. Tout est inextricablement lié. Nous en viendrons à comprendre que nous sommes responsables de chacun de nos actes, de nos paroles et de nos pensées, responsables en fait de nous-mêmes, de tous les êtres et de toutes les choses, ainsi que de l'univers entier. Il est important de ne jamais oublier que la portée de nos actions dépend entièrement de l'intention et de la motivation qui les anime, et non de leur ampleur ."

Mais sur le moment ça m'a surtout donné envie de relire Lovecraft, et comme j'étais à Montpellier, je me suis tapé le pélerinage à la librairie Sauramps, insurpassable Babel du Languedoc, une pyramide à pan coupé de 6 ou 8 niveaux de labyrinthiques entresols reliés par d'escheriens escaliers, dans un apparent désordre en fait méticuleusement entretenu par des hordes d'érudits moines magasiniers, dont le titanesque labeur est savamment ruiné par leurs assistantes à mi-temps, de lascives étudiantes moldoslovaques à l'accent chantant et à la désarmante incompétence, poussant des norias de chariots débordants de nouveautés inclassables, mais il faut bien leur trouver une place alors on n'a qu'à les benner là.
Sans parler des clients se consumant visiblement pour la chose livresque, errant désorientés, encombrés de leur corps en semi-vie ployant sous le fardeau de leur néo-cortex en surcharge, et courbant l'échine d'une terreur sacrée devant les choix inouïs qui s'offrent à eux.
Sans parler de la difficulté à trouver une caisse.


J'ai pris le tome 1 des oeuvres complètes de Lovecraft dans la collection Bouquins parce que l'an dernier aux Utopiales j'avais craqué pour le tome 2 mais j'étais tombé sur des nouvelles qui m'avaient paru verbeuses et infantiles, en un mot indignes de mon souvenir... c'était sans doute des fonds de tiroir... Las, en m'attaquant au tome 1, il m'est arrivé la même chose qu'à Maurice Levy : Les défauts et les limites de Lovecraft lui apparaissent maintenant plus nettement. Après trente ans, il a trouvé sa lecture plutôt décevante, l'étonnement provoqué par sa première lecture ayant disparu. L'écriture de Lovecraft comporte trop de clichés, de "scléroses", pour ne pas avoir mal vieilli. Ses monstres horribles sont maintenant concurrencés et supplantés par les monstres cinématographiques, autrement plus convaincants. D'une "effrayante banalité", les "pires imaginations de Lovecraft font triste figure" et l'auteur aujourd'hui paraît dépassé.
Enfin, c'est pas vraiment qu'on puisse comparer cinéma et littérature, ou que les monstres de cinéma puissent se substituer aux trouvailles du génial scribe de l'innommable et de l'indicible, qui se gardait bien de donner trop de corps à ses créatures, se contentant d'incendier l'imagination de l'innocent lecteur, alors qu'au cinéma, plus je t'en montre et moins tu as peur, mais c
'est vrai que par rapport à la vie quotidienne à Mogadiscio ou aux films de chtrouille, les lovecrafteries apparaissent aujourd'hui stéréotypées, pâlichonnes, et son style prévisible, surchargé, excessif et hyperbolique.

Mais il s'est quand même accouché, à l'instar d'un Tolkien, au cours d'une existence qui ressemble elle-même à une sorte de cauchemar autogène, de toute une mythologie moderne, aussi désuète fut-elle aujourd'hui, et c'est peut-être pourquoi, tout comme on ne peut plus lire le Seigneur des Anneaux depuis que la bédé et le cinéma ont épuisé Tolkien en recyclant son imagerie jusqu'au dégoût, on ne peut plus lire ou relire Lovecraft, après avoir franchi les nouvelles frontières du cinéma d'épouvante contemporain (postures fièrement antipathiques traînant leurs petites brocantes terroristes à la Gaspard Noé) sans avoir un voile sépia devant les yeux.

L'auteur lui-même condense autour de sa figure réelle ou fantasmée les pires clichés du geek : éducation rigoriste, parents fous, sexualité à la ramasse... de plus il semble avoir été hanté toute sa vie par de méphitiques muses qui lui déversaient de bonnes rasades de leur pus nauséabond dans les oreilles pendant son sommeil.
Aujourd'hui, il contemplerait sur Internet des abysses autrement inquiétantes que ses spéculations cucul, (l'éventail est large, du porno aux conspirationnistes en passant par les pandémies et autres Damoclès environnementaux qui nous pendent au nez... et il est aussi le père involontaire de l'intox et de la supercherie médiatique avec le Necronomicon) et aurait une carrière à la Houellebecq. Qui a d'ailleurs écrit un livre sur lui.

Par contre, la partie historico-biographique de Francis Lacassin et les documents non-fictionnels de Lovecraft (correspondances, articles sur l'écriture) sont passionnantes.
A la librairie Sauramps, j'ai aussi découvert que tout Castaneda avait été réédité en livre de poche, et j'en ai pris un, parce que même si c'est de l'initiatique imaginaire c'est quand même autrement inspirant que les flips du père Lovecrade, avant de me rappeler que je les avais achetés ici-même dans la collection Robert Laffont au début des 80's alors que j'avais le pouvoir d'achat d'un étudiant malade subventionné par des parents abusifs et complaisants, et que je les avais prêtés à une salope velléitaire qui ne me les a jamais rendus.


La Fiancée de Cthulhu.
Alerté trop tard, le Comité de préservation de la faune sous-marine n'a pu intervenir.