mercredi 31 mai 2017

Les méfaits du tabac (de Tchekhov)

Journée mondiale sans tabac aujourd'hui.
7 millions de morts par an.
Pas mal.
Bien joué.
Je rase les murs pour échapper au massacre.
Et je fume.
Je fume comme je buvais, je fume comme je télécharge, je fume pour réguler des états intérieurs dont au fond j'ignore tout (à moins de les regarder dans le jaune des yeux pendant assez longtemps) puisqu'au lieu de les explorer, je fume.
Je fume par habitude buccale auto-érotique, je fume pour créer un épais rideau de fumée entre moi et le réel. Je fume parce que je me suis programmé pour, je fume parce que je dois brûler l'énergie que je ne sais mettre ailleurs, je fume parce que ça me consume, je fume pour m'ét(r)eindre, pour oublier que je m'étais promis de cesser de fumer. Impossible d'expliquer à un non-fumeur pourquoi je fume, et inutile d'en parler à un fumeur : il en connait aussi long que moi sur la question.
Le monde se divise en 3 catégories : les non-fumeurs, les fumeurs, les anciens fumeurs. Et les fumeurs morts, qui doivent être un sous-groupe à l'intersection des deux précédents, mais j'hésite un peu sur la nécessité de pousser plus avant la classification, tout le monde a compris.
J'ai arrêté 4 ans, de 2007 à 2011, et je ne parviens pas jusqu'à aujourd'hui à raccrocher, comme on dit.
Malgré que je commence à avoir pas mal d'amis fumeurs morts, catégorie injoignables.
Et que ça me crève, et que je tousse, et que ça fait un drôle de bruit quand je respire.
En mars, mon père m'alertait une énième fois sur les méfaits du tabac.
Comme il ne sait pas me parler, et que je n'ai rien à lui dire à ce propos, il m'envoya un article de journal "Coût économique et social du tabagisme" dont les résultats étaient bien en-deçà du bilan de l'article du Monde d'hier.

Je lui répondis :
Et pourquoi tu ne me dis pas tout simplement que si je continue je vais mourir dans d’atroces souffrances ? (je rêvais d'un message un peu personnalisé, genre dialogue père-fils)
parce que finalement c’est ça, l’enjeu. 
Le coût économique et social du tabagisme, le fumeur s’en fiche.

Et lui :
 ... Parce qu'il n'y a pas besoin de le dire, et que ce n'est qu'une éventualité. En outre, on peut aussi "mourir dans d'atroces souffrances" sans avoir fumé. MAIS ...
Le "coût économique" du tabagisme, il est supporté par tous les contribuables*, y compris -et surtout- les non fumeurs, puisqu'ils sont les plus nombreux, sous forme de dépenses de santé additionnelles, en l'occurrence mutualisées: diagnostics, soins, frais d'hospitalisation, pertes d'heures de travail, etc. Ma voisine du dessous, fumeuse, a du se faire ôter un lobe pulmonaire en 2008. Mais j'ai, avec d'autres non fumeurs, contribué à la prise en charge collective de ces dépenses.
Dois-je conclure, si le "fumeur se fiche ...", qu'il  lui est indifférent de contraindre ses concitoyens à supporter le coût de ses addictions, et donc à se serrer la ceinture, où réduire d'autres dépenses -culture, éducation, infrastructures etc.- **?
Et Toc !
(*) au sens large, en assimilant les cotisations d'assurance maladie à un "impôt", dès lors qu'elles sont obligatoires.
(**) et que les impôts sur le tabac sont loin de contrebalancer ledit "coût économique".
... Et en plus, la voisine, cancéreuse, s'est défaussée de son mandat de syndic, me contraignant à reprendre cette affaire, à un âge (70 bien tapés) où je m'en serais bien passé ! Et quand elle est partie, les nouveaux habitants, beaucoup plus jeunes (quadras) se sont empressés de me confirmer dans ce rôle. Takavoir, "Les méfaits du tabac" * !...
(*) clin d'oeil, car c'est le titre d'une courte pièce de Tchékov, très subtile, et drôle, dont je ne saurais trop conseiller la lecture, et où il n'est pas question du tout de "coût économique" du tabagisme, mais de bien d'autres difficultés ... familiales.

Là, pour le coup, j'ai compris qu'il voulait que j'arrête de fumer pour lui, et j'avais plus rien à lui répondre.
D'autant plus qu'est paru un autre article du Monde, qui dit que le tabac tue de plus en plus de pauvres, et de moins en moins de riches, et comme je me pauvrifie d'année en année, ça me touche :
" Le pourcentage de fumeurs s’est accru chez les Français à faibles revenus et a baissé dans la population à haut niveau de revenus entre 2010 et 2016. (...) Pour expliquer cette augmentation de la consommation de tabac parmi les catégories sociales les plus défavorisées, l’agence sanitaire avance, pêle-mêle, « l’utilisation de la cigarette pour gérer le stress, la difficulté à se projeter dans l’avenir, la méfiance à l’égard des messages de prévention, le déni du risque, une dépendance nicotinique plus importante, une norme sociale en faveur du tabagisme ou des événements difficiles pendant l’enfance ».
http://www.lemonde.fr/addictions/article/2017/05/30/fumer-est-de-plus-en-plus-un-marqueur-social_5135700_1655173.html

C'est un peu victimisant, quand même. J'aime bien la formule des AA "je ne suis pas coupable de ma maladie, mais je suis responsable de mon rétablissement."
Voici donc :

Les Méfaits du tabac
 de
Anton Tchekhov

PERSONNAGE :
IVAN IVANOVITCH NIOUKHINE, mari de sa femme, directrice d'une école de musique et d'une pension de jeunes filles.
La scène représente l'estrade d'un cercle de province.
NIOUKHINE, longs favoris, pas de moustache, vêtu d'un froc usé, entre d'un air majestueux, salue le public et tire sur son gilet.
Mesdames, et, pour ainsi dire, messieurs. (Il caresse ses favoris.) On a demandé à ma femme de me faire prononcer ici, dans un but de bienfaisance, une conférence sur un sujet accessible à tous. On veut une conférence, eh bien, va pour une conférence, pour ma part, cela m'est parfaitement égal. Certes, je ne suis pas professeur, je ne possède aucun titre universitaire, néanmoins, voilà trente ans que je travaille sans relâche, et, pour ainsi dire, au détriment de ma santé, sur des questions strictement scientifiques; je ne cesse d'y réfléchir, et figurez-vous qu'il m'arrive même d'écrire des articles savants, pas précisément savants, si vous voulez, mais tout comme, passez- moi l'expression. Ainsi, l'autre jour, j'ai écrit un très long article, intitulé : «De la nocivité de certains insectes». Il a beaucoup plu à mes filles, en particulier la partie qui concernait les punaises, mais après l'avoir relu, je l'ai déchiré. Car on peut bien écrire tout ce qu'on veut, mais impossible de se passer de poudre insecticide. Chez nous, à la maison, c'est rempli de punaises, jusque dans le piano... J'ai choisi comme sujet de ma conférence de ce soir le danger que représente pour l'humanité l'usage du tabac. Je suis fumeur moi-même, mais comme ma femme m'a ordonné de parler des méfaits du tabac, inutile de discuter. Le tabac? Va pour le tabac, cela m'est parfaitement égal; quant à vous, messieurs, je vous invite à écouter mes propos avec le sérieux qui s'impose faute de quoi il pourrait nous en cuire. Ceux qu'effraie une conférence sérieuse et strictement scientifique peuvent se boucher les oreilles ou quitter la salle. (Il tire sur son gilet.) Je fais tout particulièrement appel à messieurs les médecins ici présents, susceptibles de puiser dans ma conférence des renseignements fort utiles, puisque le tabac, outre ses méfaits, est également employé en médecine. Si, par exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de dépression nerveuse. Le tabac est, essentiellement, une plante... Quand je fais une conférence, j'ai l'habitude de cligner de l'œil droit, mais n'y faites pas attention, c'est parce que je suis ému. J'ai toujours été excessivement nerveux, mais je ne cligne de l'œil que depuis le 13 septembre 1889, jour où ma femme a accouché, si j'ose dire, de notre quatrième fille, Varvara. Toutes mes filles sont nées un treize. Mais (Il consulte sa montre.) ne nous écartons pas du sujet; notre temps est limité. Je dois tout de même vous dire que ma femme dirige une école de musique et une pension de jeunes filles, c'est-à-dire, pas une véritable pension, mais tout comme. Entre nous, bien que ma femme ne fasse que pleurer misère, elle a mis de l'argent de côté, quelque chose comme quarante ou cinquante mille roubles. Quant à moi, je n'ai pas un kopek, pas le rond, mais à quoi bon en parler! Je suis préposé à l'économat de la pension : c'est moi qui fais les provisions, qui vérifie les comptes des domestiques, qui note les dépenses, qui fabrique les cahiers, qui extermine les punaises, qui promène le petit chien de ma femme, qui attrape les souris... Hier soir, entre autres, je devais remettre de la farine et du beurre à la cuisinière, car on avait l'intention de faire des crêpes. Eh bien, voyez-vous, ce matin, les crêpes déjà cuites, ma femme rapplique à la cuisine, et nous annonce que trois de nos pensionnaires n'en mangeraient pas, elles avaient les glandes enflées. Nous avions trop de crêpes, que fallait-il en faire? Ma femme a d'abord ordonné de les porter à la cave, puis après avoir mûrement réfléchi, elle m'a dit : «Tu peux les manger toi-même, épouvantail.» Quand elle est de mauvaise humeur, c'est comme ça qu'elle m'appelle : «épouvantail», ou encore «vipère», ou «Satan». Comme si je ressemblais à Satan! Elle est toujours de mauvaise humeur... Ces crêpes, je ne les ai pas mangées, je les ai avalées sans mâcher; c'est que je suis continuellement affamé. Hier soir, par exemple, elle m'a privé de dîner. «Toi, espèce de benêt, a-t-elle dit, pas besoin de te nourrir...» Mais (Il consulte sa montre.) à force de bavarder, nous nous sommes légèrement écartés de notre sujet. Poursuivons. Je suis bien persuadé que vous aimeriez mieux écouter une romance, ou une quel- conque symphonie, ou un air d'opéra... (Il entonne : ) «Nous ne broncherons pas au plus fort de la bataille»... Je ne sais d'où c'est tiré... A propos, j'ai oublié de vous dire... A l'école de ma femme, en plus de l'économat, je suis chargé de l'enseignement des mathématiques, de la physique, de la chimie, de l'histoire, de la géographie, du solfège, de la littérature, et ainsi de suite. Pour les leçons de danse, de chant et de dessin, ma femme exige un supplément, bien que ce soit encore moi qui enseigne ces matières. Notre école de musique se trouve dans la ruelle des Cinq Chiens, au numéro treize. Si j'ai raté ma vie, c'est sans doute parce que nous habitons au numéro treize. Et puis toutes mes filles sont nées un treize, il y a treize fenêtres à notre façade... Mais à quoi bon en parler? Pour tout renseignement, vous pouvez vous adresser à ma femme à toute heure du jour, et si vous voulez un prospectus de l'école, vous en trouverez chez notre concierge, à trente kopeks l'exemplaire. (Il tire quelques petites brochures de sa poche.) Moi-même je peux vous en céder quelques-uns, si vous le désirez. Trente kopeks l'exemplaire! Qui en veut? (Un temps.) Bon, alors vingt kopeks. (Un temps.) C'est bien regrettable. Oui, notre maison porte le numéro treize! Rien ne m'a réussi, j'ai vieilli, je suis devenu stupide... Tenez, je suis en train de faire une conférence, j'ai l'air gai, et pourtant j'ai envie de hurler de toutes mes forces, et de m'envoler, n'importe où, au bout du monde. Et personne à qui me plaindre, non, c'est à pleurer... Vous me direz : et vos filles? Eh bien, quoi, mes filles? Il suffit que je leur parle de tout ça pour qu'elles éclatent de rire... Ma femme a sept filles... Non, excusez-moi, six, je crois... (Vivement:) Sept! Anne, l'aînée, a vingt- sept ans, et la plus jeune, dix-sept. Messieurs! (Il jette un regard autour de lui.) Je suis malheureux, je ne suis plus qu'un imbécile, une nullité, mais au fond, vous avez devant vous le plus ravi des pères. C'est bien comme cela que ce devait être, n'est-ce pas, et comment dire le contraire? Ah, si vous saviez! Je vis avec ma femme depuis trente-trois ans, et, je puis l'affirmer, voilà bien les meilleures années de ma vie, c'est-à-dire, pas les plus heureuses, non, mais tout comme. Elles se sont écoulées comme un seul instant de bonheur, à proprement parler, et que le diable les emporte. (Il jette un regard autour de lui.) Mais elle n'est pas encore arrivée, je peux parler librement. J'ai terriblement peur... j'ai peur quand elle me regarde. Oui, qu'est-ce que j'étais en train de dire? Si mes filles tardent à se marier, c'est sans doute parce qu'elles sont timides, et que les hommes n'ont jamais l'occasion de les voir. Ma femme ne veut pas donner de soirées, elle n'invite personne à dîner, c'est une dame très avare, méchante, acariâtre, comment voulez-vous que quelqu'un mette les pieds chez nous? Mais... je veux vous confier un secret... (Il s'approche de la rampe.) On peut voir les filles de ma femme, les jours de grande fête, chez leur tante, Natalia Séménovna, oui, celle qui souffre de rhumatismes, et qui porte une robe jaune à pois noirs, on jurerait qu'elle est saupoudrée de cafards... Chez elle, on vous servira des hors- d'oeuvre... Et quand ma femme n'y est pas, on peut même s'envoyer un petit coup de vodka... (Il fait le geste de vider un verre.) Je peux bien vous l'avouer, un seul petit verre suffit à me griser, et alors j'ai le cœur si léger, et si triste en même temps... vous n'imaginez pas! Mes jeunes années me reviennent en mémoire, je ne sais pourquoi, et il me prend une de ces envies de m'enfuir... une envie, oh, si vous saviez! (Avec passion : ) Oui, fuir, tout planter là, fuir sans un regard en arrière, fuir, n'importe où... fuir cette vie étroite, inutile, vulgaire, qui a fait de moi un vieillard stupide, pitoyable, un pauvre idiot, fuir cette femme bornée, mesquine, avare et méchante, oh si méchante! qui m'a torturé pendant trente-trois ans, fuir la musique, la cuisine, l'argent de ma femme, toute cette bêtise, toute cette mesquinerie... et m'arrêter quelque part, . très loin d'ici, dans un champ, me tenir immobile comme un arbre, comme une borne, comme un épouvantail à moineaux, sous un vaste ciel... toute la nuit, regarder la lune silencieuse et claire, et oublier, oublier... Oh! comme je voudrais ne plus me souvenir de rien! Arracher de mes épaules cet habit tout usé, dans lequel je me suis marié, voilà trente-trois ans!... (Il retire son habit d'un geste rageur.) et c'est là-dedans que je fais toujours des conférences dans un but de bienfaisance... Tiens, attrape! (Il piétine son habit.) Tiens, attrape! Je suis vieux, misérable, piteux comme ce gilet au dos râpé et usé... (Il montre son dos.) Mais je ne demande rien. Je suis au-dessus de tout, plus pur que tout cela; j'ai été jeune, intelligent, j'allais à l'Université, je faisais des rêves, je me croyais un homme... Maintenant, je n'ai plus besoin de rien. De rien... D'un peu de repos, oui, c'est tout... de repos... (Il jette un regard dans les coulisses, remet vivement son habit.) Mais voilà ma femme, dans les coulisses... Elle est arrivée, elle m'attend là-bas... (Il regarde sa montre.) L'heure est déjà passée. Si elle vous pose des questions, dites-lui, s'il vous plaît... je vous en prie, dites-lui que la conférence a eu lieu, et que l'épouvantail... c'est-à-dire... moi, s'est comporté avec dignité... (Il regarde dans les coulisses, toussote.) Elle regarde par ici... (Elevant la voix : ) Etant donné que le tabac contient le terrible poison dont je viens de vous entretenir, je vous recommande de ne fumer sous aucun prétexte, et j'ose espérer que cette conférence sur les «Méfaits du tabac» n'aura pas été inutile. J'ai fini. Dixi et animam levavi.
(Il salue le public et se retire majestueusement.)

FIN


Sinon, sur les méfaits du tabac, rien ne me fait plus d'effet que cette photo, on dirait l'oeil de mon chat après l'avoir emmené se faire euthanasier la semaine dernière, et pourtant il ne fumait pas des masses. Une piqure pour l'endormir, puis une de barbituriques, en 3 minutes, son âme avait définitivement quitté son corps. Rendons grâce à la Seita d'imprimer des images dégueulasses et absconses sur les paquets de cigarettes, d'une inefficacité totale quant à la prévention.
Maigre consolation, l'idée de mourir d'une malédiction jetée à l'Homme Blanc par les Indiens d'Amérique quand ils ont compris qu'ils allaient disparaitre en tant que peuple.
(y compris l'Homme Blanc à peau noire ou à peau jaune, à mesure que les cigarettiers se tournent vers de nouveaux marchés quand les pays occidentaux amorcent quand même une décrue globale de leur consommation).
Soyons honnêtes : j'ai rédigé des billets bien plus inspirés sur le sevrage tabagique, c'était en un autre temps. Quand je répétais comme un mantra "la cigarette crée le manque qu'elle prétend combler" et que ça marchait. Du coup, ça me refait penser à mon père qui disait d’un air entendu « on a écrit des bibliothèques entières sur les bénéfices de la prière » (sans avoir jamais cru ni prié un Autre que Lui-Même).

http://johnwarsen.blogspot.fr/2008/01/dernier-rappel-dair.html

http://johnwarsen.blogspot.fr/2008/10/des-sductions-de-la-cigarette.html


samedi 20 mai 2017

Dilemme du hérisson (le)

Samedi dernier, en pleine journée, sept bébés hérissons sont sortis du buisson de chèvrefeuille derrière la cuve à fioul. Ils ont titubé au soleil, et se sont endormis en tas entre deux pots de fleur, épuisés par le long périple d’au moins deux mètres. Le premier jour tu trouves ça magnifique et touchant, l’éveil de la nature dans ton jardin, tout ça. Tu cales la brouette devant leur campement pour éviter toute interaction fâcheuse avec les chats et les poules.

Dimanche, ils sont toujours au même endroit ; tu pensais que la mère ne devait pas être loin, mais apparemment elle n’est pas passée les ravitailler cette nuit, ni les remettre à l’abri de la haie; tu les palpes avec des gants de jardin pour ne pas les imprégner de ton odeur et évaluer leur tonicité, tu commences à t’inquiéter : l’univers vient de les pondre sur tes genoux, tu le prends un peu perso, ils ont l’air vraiment très jeunes, tu n’as pas de connaissances particulière en puériculture hérissonesque. 

Tu cherches sur google « comment nourrir un bébé hérisson »  mais tu tombes sur un vrai film d’horreur, il faut les mettre sur une bouillotte, acheter des produits chez le vétérinaire, du lait maternisé, il y a des statistiques atroces sur la mortalité infantile, tu refermes la page du site, tu espères encore le retour de la mère. A la nuit tu disposes autour d’eux des soucoupes avec un peu d’eau, au risque qu’ils s’y noient.

Lundi, ils n’ont pas bougé, ou si peu, ils se traînent de quelques centimètres, ils n’ouvrent toujours pas les yeux, et des mouches ont pondu des kyrielles d'asticots dans les plis derrière leurs pattes et autour des yeux. Tu pensais que seul le monde des hommes était absurde et cruel, tu ne regardes pas assez de documentaires animaliers pour intérioriser les lois de l'impitoyable jungle, et t'as regardé trop de films de Disney quand t'étais petit. Tu retournes sur le site lovecraftien de sauvetage de hérissons en détresse, tu y trouves des conseils pour les débarrasser des larves avec un coton tige, mais en pratique les asticots sont bien accrochés, c’est avec patience et délicatesse qu’il te faut nettoyer les orifices et les surfaces attaquées, tu tentes aussi de les hydrater avec de l’eau sucrée mais quand tu essayes de leur introduire la seringue dans le museau, ils n’ont pas le réflexe de l’ouvrir, c’est normal tu n’es pas leur mère, et tu déloges juste quelques larves que les mouches ont réussi à déposer à l’intérieur de leur bouches pourtant closes. Si tu avais de l’empathie pour les mouches tu admirerais leur ingéniosité. Mais la mouche est un support emphatique ingrat, par rapport au bébé hérisson. Et ça ne t'empêche pas non plus de mettre de temps en temps un coup de latte à ton chat cancéreux que la chimio a rendu fou, et qui lance de longs barrissements déchirants pour que tu le nourrisses alors que son écuelle est pleine quand tu l'as remplie il y a à peine 5 minutes.
Tes bébés hérissons, faut te rendre à l’évidence, la mère est morte ou disparue, et c’est à toi qu’échoit la responsabilité de leur survie. Tu les pèses, ils font 60 grammes, tu en déduis leur âge sur internet, 10 à 12 jours, tu te demandes combien de temps ils peuvent tenir, il faut que tu trouves une solution, ta femme commence à te trouver plus soucieux de ces bestioles que de tes propres enfants, ou que d'elle, tu sauras pas, tu te demandes si elle n’exagère pas un peu, en même temps tu te rappelles qu’on a vu ton frère nourrir un piaf tombé du nid à la cuiller pendant 15 jours, tu te demandes quel rapport les mâles de ta famille entretiennent avec la détresse animale alors que vous n’avez pas d’aptitudes particulières à exprimer vos sentiments et vos émotions, en attendant ça va pas sauver tes bébés. Tu refuses de les laisser crever dans ton jardin. Tu repenses à l’histoire du mec qui voit un enfant crever de faim dans la rue alors il se tourne vers le ciel « Dieu, salaud, tu ne fais rien !! » et Dieu lui répond « comment ça je ne fais rien ? Je t’ai fait, toi ! » Tu découvres l’existence d’un centre d’accueil de la faune sauvage pas trop loin, faudra juste te taper le tour de Nantes par le périphe.

Mardi, tu n’en peux plus de ta charge morale, tu as fait cette nuit des cauchemars à base d’asticots de mouches et de hérissons dévorés vivants de l’intérieur, ce matin toi et ta femme avez nettoyé les hérissons à grand renfort de cotons tiges avant de vous décider à les rentrer dans une pièce sombre pour les éloigner des mouches en vous mettant tous les deux en retard au boulot, plus tard dans la journée tu appelles le centre d’accueil, vu la description que tu fais de l’état des bestioles ils te disent de les amener d’urgence, tu commences à culpabiliser de ne pas avoir cherché du secours sur internet plus tôt, en même temps tu ne vas quand même pas quitter le travail et fiche en l’air ta journée pour une poignée de bébés hérissons, et tu sais que te morigéner n'y changera rien, que la culpabilité est une vieille pute au ventre stérile. C'est pas émotionnellement que ça te travaille, le lithium a lissé tes états dépressifs et maniaques, tu ne ressens ni excitation ni abattement, c'est intellectuellement que ça te pose un problème, même si tu ignores sa vraie nature. Tu te sens aussi con qu'un militant pro-life.

Le soir, depuis ta terrasse en bois exotique qui surplombe l’angle de la cuve à fioul où rampaient les bébés ces dernières 48 heures, et que tu surveilles nerveusement du coin de l’œil dans l’espoir tu le sais irréaliste de voir la mère réapparaitre, tu commences à halluciner : tu crois reconnaître la maman hérisson dans la croupe de la poule qui se penche pour picorer l’allée, dans le dessous de pot de fleur qui traine sur la pelouse, dans l'ombre du chat qui se glisse dans la haie. Tu n’as même pas le temps de te demander d’où ça vient, l’insight t’est offert gratuitement sans obligation d’achat, tu te rappelles que ta mère t'a raconté qu'à ta naissance prématurée, tu as été placé en couveuse et que pendant 3 mois on t’a sous-nutri avec des dosages pour nourrisson de 3 semaines. D'où la cavité que tu portes au sternum, entre les pectoraux, signe de rachitisme; d'où sans doute ton existence centrée sur le manque, ont diagnostiqué les psys qui se sont penchés sur tes expériences addictives. Tu te dis que ces premiers mois de vie sous le signe physiologique de la carence et de l'abandon clarifient bien des choses sur tes pensées et tes comportements, que ce récit fondateur en vaut bien un autre et que de toute façon tu n'as pas les moyens de retourner vérifier dans le passé si tu l'as aussi mal vécu que tu l'imagines.

Et c'est pour ça que les hérissons te perturbent, tu aimerais leur épargner cette expérience. Tu n'aimerais pas, une fois qu'ils seront rétablis, être racketté dans ton jardin par une horde de mammifères à piquants rendus toxicomanes par un traumatisme de leur petite enfance. Si on veut mettre le drame à l'échelle, c'est comme si tu croyais que ta mère va surgir du petit bois derrière le jardin, une mère de 10 mêtres de haut pourvue d'une citerne de lait maternisé de 300 litres, qui va te permettre un nouveau départ dans la vie. Ta mère, aux dernières nouvelles ses cendres reposent dans une urne au fin fond de la Dordogne, ça m'étonnerait qu'elle puisse venir.
Tu comprends que pour distinguer tout ce que tu crois décoder du réel et qui n’y est pas au départ, il te suffit de passer le réel au tamis de la conscience objective, et le léger dépôt qui reste sur le dessus du tamis, c’est ta projection, mentale ou émotionnelle. Tu te dis aussi que si la Vie ne parvient pas à se frayer un chemin à travers ces bébés hérissons, elle en trouvera d'autres, elle n'est plus à ça près. Que tu ne vas pas recommencer à confondre sensibilité et sensiblerie. Que plus il y a de hérissons écrasés sur le bord des routes, plus c'est bon signe, ça veut dire qu'il y en a plein les bois.

Mercredi matin les bébés ne sont toujours pas morts, tu les déposes au centre d’accueil de la faune sauvage situé dans un charmant corps de ferme tout au fond du campus de l'école vétérinaire, tu t'en veux de n'avoir pas percuté plus tôt sur l'urgence, mais depuis ton insight sur la terrasse ça te perturbe beaucoup moins, les jeunes internes te confirment que le pronostic vital est engagé, mais te félicitent d'avoir apporté tes bébés agonisants, ils insistent sur l'hypothermie plus que sur la déshydratation, tu ne te voyais pas passer 3 jours à les couver, tu promets de prendre des nouvelles dans la semaine.

Vendredi, tu envoies un mail au centre :
J’ai déposé une portée de 7 petits hérissons (numérotés de 17.0464 à  17.0470) mardi matin.
Ils étaient fortement déshydratés et en hypothermie.
J’aimerais savoir si vous avez réussi à les sauver, s’ils vont mieux, ou s’ils sont morts.
Ils avaient passé trois jours sans leur mère, à un âge où c’est difficile de s’en remettre.
Vous pouvez me parler très franchement.
Merci
Le directeur du centre te répond en personne :
Malheureusement ils n'ont pas survécu comme le laissait présager leur état catastrophique.

Bien cordialement.
Tu  t'en doutais un peu, tu essayes de refaire le passé, de te dire que si tu avais percuté plus tôt au lieu de te laisser bouffer de l'intérieur par les larves virtuelles des séries télé que tu avais entrepris de sous-titrer pour une communauté d'amis imaginaires, tu serais peut-être tombé un jour plus tôt sur l'adresse du centre et tu aurais pu les sauver, en même temps tu reconnais bien là le prototype de la boucle de pensée négative qui t'a déjà joué bien des tours, alors tu laisses tomber et tu essayes de penser à autre chose.
Par exemple au dilemme du hérisson dans lequel tu découvres une analogie éclairante sur tes rapports aux autres, et sur le peu de vertu qu'on pouvait attribuer à Schopenhauer malgré sa bienveillance envers les animaux.
Tu penses aussi à ta vieille chatte cancéreuse qui se traine et qui a de plus en plus de pustules sanguinolentes sur le ventre, quand tu te résoudras à la faire euthanasier par le vétérinaire, tu lui amèneras aussi ton blog, il est vieux et il a des asticots aux coins des lèvres. 

samedi 13 mai 2017

The Disappointed Melenchonists (5)

Si Jean-Luc Mélenchon avait été élu...



Bon, on pourra peut-être faire la même blague avec Emmanuel Macron dès qu'il aura formé son nouveau gouvernement. Mais Mélenchon prête plus le flanc à une critique autocratique. 
Macron semble plus versé dans l'opportunisme. 
N’empêche, non seulement il a niqué tout le monde, mais il a épousé sa prof de français. 
La classe.
Il pourrait avoir l’élégance de mourir en paix, il est déjà à la tête d’une vie bien remplie.
Je viens de regarder sa bio sur wiki, il a une vie intérieure assez peuplée.
Sur le plan professionnel, un parcours varié, il connait tout le monde.
On dirait que c’est le système qui engendre des individus à même de le pérenniser.
J’espère qu’il va amèrement regretter son choix d’accéder au pouvoir.
Et comme ça on revotera le premier tour.
Pour la plus grande joie des mélenchonistes déçus, des lepenistes désappointés et des hamonistes désabusés et é-li-mi-nés.
Je me suis souvenu hier de cette blague d'Homer Simpson parce que je faisais une pige dans une station régionale de télévision de service public où j'ai postulé il y a 15 ans en CDI en même temps qu'un collègue CDD journaliste, il a été pris et pas moi. 
J'ai été é-li-mi-né, même si je continue à y officier comme CDD, et depuis, à chaque fois qu'on se croise dans les couloirs de la station régionale ou au téléphone pour une collaboration uberisée, on se fait la blague. 
Faut dire que j'imitais à la perfection Homer Simpson à l'époque où J.G imitait Jean-Marie Le Pen.
Avant qu'il soit é-li-mi-né de façon un peu plus radicale.
J'avais pas un karma de CDI, malgré des aspirations qui me semblaient légitimes.
La Réalité voulait m’inviter au détachement; elle le veut toujours, c’est moi qui traine un peu des pieds dans ma tête, et pas que quand je me réinscris au planning de la station régionale dans les moments où c'est un peu mort dans le privé.
En ce moment je croise pas mal de gens qui suffoquent dans leur espace vital, sous l’amoncellement d'objets avec lesquels ils nourrissent des attachements affectifs périmés et dont ils semblent parfois plus proches émotionnellement que des membres de leur famille.
Enfin, je dis ça, je peux aussi balayer devant ma porte.
A l'annonce de sa mort prochaine, J.G s'était défait de tous ses attachements en un temps record.
La question qu'il a posée malgré lui à ceux qui lui ont rendu visite dans ses derniers moments, ce n'est pas tant "Et moi, serai-je à la hauteur ?" que "Et moi, est-ce que je suis en vie ?"

Ca me fait penser à la blague de Viktor Frankl, que les nazis n'étaient pas parvenus à é-li-mi-ner dans leurs camps spécialement conçus pour, récemment transmise par un ami : 
« Finalement, l'homme ne devrait plus demander quel est le sens de sa vie, mais il devrait au contraire se rendre compte que c'est à lui que se pose cette question. En résumé, la vie interroge chaque homme ; et chaque homme ne peut répondre à la vie qu'en répondant de sa vie ; à la vie, on ne peut répondre qu'en se montrant responsable. »

De ce point de vue, le meilleur moment de la journée c'est quand ma femme a découvert quatre bébés hérissons entre deux pots de fleur, qu'elle a cru qu'ils étaient morts et que je les ai provisoirement sauvés des poules et des chats en les recouvrant de feuilles mortes et de paille, dans l'attente que leur mère les ravitaille cette nuit, moment ex-aequo avec mon expérience de désherbage des allées avec un fichu décapeur thermique nucléaire, conçu comme une alternative aux désherbants systémiques plein de glyphosate qu'on vend chez tous les bons marchands de mort. 

dimanche 7 mai 2017

The Disappointed Melenchonists (4)

Les jeunes ne s’étonnent pas d’avoir l’extrême droite au second tour, ni de la pauvreté du débat d'entre les deux tours. C'est pas pour autant qu'ils lisent L’insurrection qui vient, ils sont un peu résignés au sort que leurs ainés vont leur faire en allant voter. 
Je parle des deux jeunes de 17 ans qui sont en train de jouer aux jeux vidéos à l'étage et qui m'empêchent de fuir le Réel en regardant Légion ou Fargo, mais vous pouvez généraliser si ça vous tente.
Ils n'ont pas assez de vécu pour avoir en eux des situations intimes aussi désespérantes que l'enlisement du conflit israélo-palestinien, le réchauffement climatique, la disparition des partis traditionnels, le chômage de masse qui va s'étendre suite à la marche implacable du progrès technique, l'inexorable afflux de réfugiés en provenance de régions moins bien loties de la planète. Situations qui perdurent et se dégradent au mépris des accords de paix, des déclarations sur le climat, des promesses de sortie de crise, de Trump qui déclare résoudre le conflit au Proche Orient en cours de semaine prochaine. 
Moi j'ai tout ça en moi, et bien pire encore, et ma seule décence c'est de ne plus faire de déclarations ridicules et navrées sur mes erreurs passées et sur ma prochaine sortie de crise. Je reconnais mon extrême droite en moi, elle n'est pas apparue ex-nihilo. Elle ne va pas disparaître du jour au lendemain, surtout si elle fait 40 % au second tour. J'ai mes abstentionnistes aussi, un bon paquet. 
Pas évident de débusquer tout ce petit monde, ils préfèrent piloter ma barcasse depuis les souterrains.
En faisant le tour à cheval de mon royaume intérieur, je croise aussi quelques Disappointed Melenchonists, dépressifs profonds que je traite au lithium. Je les ai emmenés voter, ce matin, ça leur a fait une sortie.
Tiens, un qui manque à l'appel intime, c'est le Macron. Nulle part en moi ne sens-je une entité sortie de nulle part et se déclarant l'homme providentiel, dépassant les clivages droite-gauche et promettant d'aller vers le meilleur de la mondialisation. 
Il me suffirait sans doute de reprendre du Seroplex® pour le voir émerger, mais je n'y tiens pas. 
Les miracles chimiques, ça n'a qu'un temps.

mercredi 3 mai 2017

The Disappointed Melenchonists (3)

Bon, ça y est. C'est l'overdose. Radios, télé, journaux, y'en a plus que pour le chantage au vote utile. Dans mon entourage, j'ai encore trouvé plein de mélenchonistes déçus qui se plaignent de se faire violer si ils vont voter Macron. Je leur dis de ne pas y aller, que Macron sera élu sans eux. Je vois la même chose chez les fillonistes déçus, qui se vantent un peu moins d'aller voter blanc ou d'aller à la pêche dimanche prochain. Fillonistes et mélenchonistes déçus pourraient presque fonder un nouveau mouvement : "La France Sans Moi". Le Moi est une maladie de pays riches. Je suis presque prêt à aller voter Le Pen pour que Macron soit élu avec un score un peu serré, qu'il se rappelle ce qu'il doit au peuple de gauche, puisqu'il a une armada de mesures antisociales dans ses cartons. Presque. Est-ce que ça serait vraiment un vote utile ? A ce stade de mon raisonnement, on comprend que je ferais mieux de m'intéresser à mon développement spirituel plutôt que de continuer à subir ce matraquage insensé. D'autant qu'il va falloir se reprendre la tête pour les législatives dans un mois et demi. Le seul intérêt du débat télévisé Macron-Le Pen de ce soir, c'est qu'on se donne du "Madame Le Pen" et du "monsieur Macron" à tout bout de champ à la maison, et qu'on rigole un peu.